Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/250

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main. Mais il faut qu’il en soit ainsi car : si tout ce qui est dit et trouvé était assimilé du premier coup, ce serait comme si l’homme s’astreignait à ne prendre que du nutritif. Au bout de cent ans, un génie de premier ordre est réduit à deux ou trois pages. Les vingt volumes de ses œuvres complètes restent comme un développement nécessaire de sa pensée fondamentale. Un volume pour une idée ! Le xviiie siècle se résume pour nous en quelques pages exprimant ses tendances générales, son esprit, sa méthode ; tout cela est perdu dans des milliers de livres oubliés et criblés d’erreurs grossières. On remplirait la plus vaste bibliothèque des livres qu’a produits telle controverse, celle de la Réforme, celle du jansénisme, celle du thomisme. Toute cette dépense de force intellectuelle n’est pas perdue, si ces controverses ont fourni un atome à l’édifice de la pensée moderne. Une foule d’existences littéraires, en apparence perdues, ont été en effet utiles et nécessaires. Qui songe maintenant à tel grammairien d’Alexandrie, illustre de son temps ? Et pourtant il n’est pas mort ; car il a servi à esquisser Alexandrie, et Alexandrie demeure un fait immense dans l’histoire de l’humanité.

On ne se fait pas d’idée de la largeur avec laquelle devrait se faire le travail de la science dans l’humanité savamment organisée. Je suppose qu’il fallût mille existences laborieuses pour recueillir toutes les variétés locales de telle légende, de celle du Juif errant par exemple. Il n’est pas bien sûr qu’un tel travail amenât aucun résultat sérieux ; n’importe ; la simple possibilité d’y trouver quelque fine induction, qui, entrant comme élément dans un ensemble plus vaste, révélât un trait du système des choses suffirait pour hasarder cette dépense. Car rien n’est