Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/52

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seul, et comment il devait aller se briser dans un abîme. Ce qu’il importe de constater, c’est cette incomparable audace, cette merveilleuse et hardie tentative de réformer le monde conformément à la raison, de s’attaquer à tout ce qui est préjugé, établissement aveugle, usage en apparence irrationnel, pour y substituer un système calculé comme une formule, combiné comme une machine artificielle (7). Cela, dis-je, est unique et sans exemple dans tous les siècles antérieurs ; cela constitue un âge dans l’histoire de l’humanité. Certes une pareille tentative ne pouvait être de tout point irréprochable. Car ces institutions qui semblent si absurdes, ne le sont pas au fond autant qu’elles le paraissent ; ces préjugés ont leur raison, que vous ne voyez pas. Le principe est incontestable ; l’esprit seul doit régner, l’esprit seul, c’est-à-dire la raison, doit gouverner le monde. Mais qui vous dit que votre analyse est complète, que vous n’êtes point amené à nier ce que vous ne comprenez pas, et qu’une philosophie plus avancée n’arrivera point à justifier l’œuvre spontanée de l’humanité ? Il est facile de montrer que la plupart des préjugés sur lesquels reposait l’ancienne société, le privilège de la noblesse, le droit d’aînesse, la légitimité, etc., sont irrationnels et absurdes au point de vue de la raison abstraite, que dans une société normalement constituée, de telles superstitions n’auraient point de place. Cela a une clarté analytique et séduisante comme l’aimait le xviiie siècle. Mais est-ce une raison pour blâmer absolument ces abus dans le vieil édifice de l’humanité, où ils entrent comme partie intégrante ? Il est certain que la critique de ces premiers réformateurs fut, sur plusieurs points, aigre, inintelligente du spontané, trop orgueilleuse des faciles découvertes de la raison réfléchie.