Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/528

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tout à fait impossible en Allemagne. L’apparition incessante de nouvelles sectes, que les catholiques reprochent aux protestants comme une marque de faiblesse, prouve, au contraire, que le sentiment religieux vit encore parmi eux, puisqu’il y est encore créateur. En France, il n’y a pas de danger que cela arrive : tout est figé. Rien de plus mort que ce qui ne bouge pas. Plusieurs faits témoignent aussi que la fécondité religieuse n’est pas éteinte en Angleterre. Quant à l’Orient, les Arabes font observer que la liste des prophètes n’est pas close, et les succès des Wahhabites prouvent qu’un nouveau Mahomet n’est pas impossible. J’ai souvent fait réflexion qu’un Européen habile, sachant l’arabe, présentant une légende par laquelle il se rattacherait de façon ou d’autre à une branche de la famille du prophète, et prêchant avec cela les doctrines d’égalité ou de fraternité, si susceptibles d’être bien comprises par les Arabes, pourrait, avec huit ou dix mille hommes, faire la conquête de l’Orient musulman, et y exciter un mouvement comparable à celui de l’islamisme.

(45) Fichte, dans l’ouvrage où se révèle le mieux son admirable sens moral, a merveilleusement exprimé ce sacerdoce de la science (De la destinée des savant et de l’homme de lettres, 4e leçon. Voyez aussi Méth. pour arriver à la vie bienheureuse, 4e leçon).

(46) Cela est si vrai que des peuples entiers ont manqué d’un tel système religieux ; ainsi les Chinois qui n’ont jamais connu que la morale naturelle, sans aucune croyance mythique. Le culte de Fo ou Buddha est, on le sait, étranger à la Chine.

(47) Comment ne pas exprimer aussi un regret sur cette déplorable nullité à laquelle est condamnée la province, faute de grandes institutions et de mouvement littéraire ! Quand on songe que chaque petite ville d’Italie au xvie siècle avait son grand maître en peinture et en musique, et que chaque ville de 3,000 âmes en Allemagne est un centre littéraire, avec imprimerie savante, bibliothèque et souvent université, on est affligé du peu de spontanéité d’un grand pays, réduit à répéter servilement sa capitale. La distinction du bon goût parisien et du mauvais goût provincial est la conséquence de la même organisation intellectuelle ; or, cette distinction est aussi mauvaise pour la capitale que pour la province ; elle donne à la question de goût une importance exagérée. Tout cela prouve aussi une chose assez triste, c’est que l’art, la science et la littérature ne fleurissent pas chez nous par suite d’un besoin intime et spontané, comme dans l’ancienne Grèce, comme dans l’Italie du xve siècle ; puisque, là où il n’y a pas d’excitation extérieure, rien ne se produit.