Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 2, 1920.djvu/7

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dedans. On a passé des siècles à fabriquer une lunette un peu délicate, à en polir les verres ; il faut maintenant se servir de la lunette, et observer.

En effet, tandis que la conscience se développait ainsi pour elle-même, apprenant le scrupule plutôt que l’action, les fonctions si complexes de la vie moderne se développaient de leur côté suivant les nécessités de la vie sociale ; elles évoluaient en vertu de leurs lois propres, sans dépendance véritable à l’égard de l’esprit chrétien ou religieux qui les côtoyait ou les enveloppait, plutôt qu’il ne les dominait et ne les déterminait, sinon parfois d’une façon tout extérieure. La conscience était ainsi de plus en plus débordée et se dessaisissait de presque toute juridiction sur des multiples modes d’action qui ne paraissaient plus engager que des intérêts « temporels », sans rapport direct avec la moralité. Elle n’était en aucune manière préparée à les juger.

Corrélativement une cause opposée travaillait dans le même sens. On se persuadait que les phénomènes sociaux étaient soumis à des lois naturelles et nécessaires et qu’ils étaient pour autant soustraits à l’action des lois morales. 11 était vain, ou inefficace, d’essayer d’intervenir dans le mécanisme de ces lois naturelles ; on ne pouvait en déranger le cours. Si l’on voulait corriger un mal, pensait Spencer, on ne faisait que le déplacer et quelquefois le remplacer par un pire. La « charité » n’était la plupart du temps qu’une maladresse ; en tout cas si elle palliait certains effets des nécessités économiques ou de l’organisation politique, elle n’atteignait pas les causes des misères que l’on tâchait de soulager, mais qu’on était impuissant à prévenir. Personne d’ailleurs n’était chargé de les prévenir. Les causes étant « sociales ». les individus, dans leur conscience toute concentrée sur la personne, sentaient leur responsabilité à couvert en même temps qu’ils se persuadaient de leur impuissance. Donc « les affaires étaient les affaires », elles avaient leur logique propre, dépourvue de tout caractère moral. Produire, vendre, acheter, gagner, placer son argent, tout cela devenait étranger à la conscience qui n’avait rien à y voir ; on n’avait guère à y respecter que certaines règles du jeu ; tant pis pour les maladroits, les ignorants, les naïfs, les malchanceux ; est-ce ma faute si la nature a été parcimonieuse à leur égard ou le destin défavorable ? La politique, comme l’économique, échappait de même aux prises de la morale. L’ordonnance des États était un produit de l’histoire, ou,