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homme horriblement incomplet et qui n’a pas le milieu nécessaire à son existence véritable ; vous serez un être imparfait, une sorte de monstre. En un mot vous aurez le plaisir et la douleur analogues aux passions que vous réaliserez en vous et auxquelles vous livrerez votre nature. Mais en même temps la loi du monde, qui est de changer sans cesse, vous fera toujours trouver partout le vide et le néant ; et tôt ou tard le moment viendra pour vous où vous vous réveillerez de cette confuse ivresse, et où, quelque dégradé que vous soyez, vous aurez le sentiment de la nature raisonnable de votre être.

Entend-on au contraire par bonheur un état conscient de nous-mêmes ; alors c’est à la Philosophie seule qu’il est donné de nous le procurer. La question change : il ne s’agit plus réellement d’être heureux dans le sens vulgaire qu’on donne au mot bonheur, il s’agit de vivre conformément à notre nature d’hommes.

C’est la Philosophie qui nous apprend à connaître notre nature, et la pratique de ses leçons s’appelle la Vertu.

La Philosophie a eu ses phases, comme l’humanité. Avec Platon, elle nous a indiqué notre route en nous donnant pour but Dieu, pour guides la Raison et l’Amour. Avec Aristote, elle a perfectionné les instrumens de notre Raison. Avec les Chrétiens, elle a perfectionné notre Amour. Épicure a servi à empêcher que notre élan vers Dieu ne fût un suicide. Le Stoïcisme a été notre soutien durant cette route difficile à travers tant de siècles. Aujourd’hui la Philosophie nous apprend que le souverain bien consiste à aimer religieusement le monde et la vie. Elle doit nous apprendre comment nous pouvons aimer religieusement le monde et la vie, comment, tout en restant dans la nature et dans la vie, nous pouvons nous élever vers notre centre spirituel. Les Chrétiens, pendant dix-huit siècles, ont marché vers la vie future au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. La Philosophie, expliquant leur formule, nous apprendra à marcher vers l’avenir au nom de la réalité, de l’idéal, et de l’amour.


Pierre Leroux.