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LITTÉRATURE ANGLAISE.

partage l’attention et la curiosité avec les écrits de Carlyle, qui bientôt, nous l’avons dit, deviendra chef de secte littéraire. On l’imite sans le comprendre et on l’attaque de même. Par une ridicule merveille de l’esprit de parti, la Revue d’Édimbourg accuse Carlyle de torisme, pendant que le Quarterly lui impute le panthéisme ; quelques-uns lui font un crime de son indifférence. Il est trop impartial, dit-on, il domine de trop haut les deux peuples du nord, dont l’un est son père, et l’autre son nourricier. Certes, il ne sera jamais, je le crains du moins, L. L. D., ni F. R. S., ni M. P., ni F. S. A., ni D. P.[1] ; il ne sera pas davantage hofrath en Allemagne, ni conseiller aulique, ni surintendant littéraire, ni gymnasiarque. Il n’a pas formulé sa science et son esprit comme les abeilles leur cire, pour s’en faire une case étroite et douce, suave et odorante, où passer tranquillement ses jours. Il n’est en effet ni Anglais ni Allemand. Dans l’état de l’Europe actuelle, qui tourne sur elle-même, ivre et rêveuse comme un derviche, n’avançant et ne reculant pas, ne faisant ni la paix ni la guerre, ne sachant et n’osant marcher ni vers la république, ni vers la monarchie, ni vers le protestantisme, ni vers le catholicisme ; dans cette fusion ou cette confusion des élémens sociaux, qui ne laissent pas une nationalité debout, il est impossible d’être un grand penseur et un philosophe valable sans se faire Européen, sans cesser d’être Anglais, Allemand ou Italien. La figure du vieux Caton, resté Romain sous le règne de Julien l’Apostat, n’eût pas été sublime, mais ridicule, tant le cours des âges a de force et détruit infailliblement ses rives. Remontant à une vérité suprême, en dehors des discussions actuelles de son pays, Carlyle a fait un acte de courage intellectuel d’autant plus rare, que la lâcheté intellectuelle est toujours sûre de récompense, quand elle flatte les partis. Ce remarquable philosophe, s’élevant au-dessus de la théorie sensuelle, revenant franchement et hautement à la théorie de l’abnégation chrétienne, celui qui a dit : « L’abnégation et le renoncement constitueront pour les individus et les peuples le premier pas de retour vers la vie morale ; » — ce penseur, évidemment chrétien, est accusé de panthéisme par les soutiens de l’église anglicane.

Au milieu de beaucoup d’écrivains plus savans et surtout plus corrects, Carlyle[2] l’emporte et domine, mais sans rien gouverner. Ses

  1. Fellow of the Royal society, member of parliament, doctor of divinity, etc.
  2. Voir sur cet écrivain remarquable notre article publié dans la livraison du 1er  octobre.