Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/302

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
296
REVUE DES DEUX MONDES.

Les loges sont garnies de rideaux de damas rouge qui les rendent un peu sombres ; la salle elle-même n’est pas très éclairée ; toute la masse de lumières est réservée pour la scène. Cette disposition et la puissance des rampes de gaz permettent d’exécuter des effets vraiment magiques. Le lever de soleil qui termine le ballet de Giselle produit une illusion complète, et fait honneur à l’habileté de M. Greave. — L’on donnait avec Giselle un opéra de Donizetti, Gemma de Vergy, imité, pour le poème, du Charles VII chez ses grands vassaux, de Dumas, et pour la musique de Donizetti lui-même, sans préjudice de Bellini et de Rossini. — Le ténor Guasco et Mlle Adélaïde Moltini, de Milan, ont trouvé moyen de s’y faire applaudir ; mais les épaules de la Moltini sont pour moitié au moins dans les applaudissemens.

Quoique le beau monde ne fût pas encore arrivé, je vis à l’Opéra-Italien de charmantes physionomies féminines, encadrées admirablement dans le damas rouge des loges. Les keepseake sont plus fidèles qu’on ne pense, et représentent très bien la grace maniérée, les formes élégantes et frêles des femmes de l’aristocratie. Ce sont bien là les yeux aux longs cils, aux regards noyés, les spirales de cheveux blonds faiblement contournées, et venant caresser de blanches épaules et de blanches poitrines généreusement livrées aux regards, mode qui nous paraît contraster un peu avec la pruderie anglaise. Quant aux toilettes, elles ont un caractère d’excentricité frappant. Les couleurs voyantes sont adoptées de préférence. Dans la même loge rayonnaient comme un spectre solaire trois dames habillées l’une en jonquille, l’autre en écarlate, et la dernière en bleu de ciel. Les coiffures ne sont pas d’un goût très heureux. On sait tout ce que les Anglaises se mettent sur la tête : franges d’or, buissons de corail, branches d’arbre, coquillages, bancs d’huîtres, leur fantaisie ne recule devant rien, surtout lorsqu’elles ont atteint cet âge que l’on appelle âge de retour, et auquel cependant personne ne voudrait arriver, loin d’y vouloir retourner.

Voilà à peu près, mon cher Fritz, ce que peut voir, en allant à travers Londres tout droit devant lui, un honnête rêveur qui ne sait pas un mot d’anglais, n’est pas grand admirateur de vieilles pierres noires, et trouve la première rue venue aussi curieuse que l’exhibition la plus attractive.


Théophile Gautier.