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songer ; et dans cinquante ans, quand tous seront morts, quand on ne lira plus l’homme de lettres de profession à la mode en son temps, et que ses trente volumes de couleur passée iront lourdement s’ensevelir dans les catalogues funèbres, l’humble et spirituelle femme sera lue, sera goûtée encore presque autant que par nous contemporains ; on la connaîtra, on l’aimera pour sa nette et vive parole, et elle sera devenue l’un des ornemens gracieux et durables de cette littérature à laquelle elle ne semblait point penser, non plus que vous près d’elle.

Les exemples à citer de ce genre de fortune ne manqueraient pas dans le passé, et l’avenir, il faut l’espérer, en réserve quelques-uns encore. Tout désormais ne sera pas réglé en profession, et l’imprévu saura trouver ses retours. Dans cette rare et fine lignée des Sévigné ou des Motteville, Mme de Rémusat tiendrait bien sa place ; elle l’aura surtout du jour où les Mémoires qu’elle a laissés sur l’empire pourront être publiés. En attendant, nous avons droit de la revendiquer ici comme l’auteur d’un excellent Essai sur l’Éducation des Femmes, qu’on vient de réimprimer[1]. Mais notre coup d’œil ne se bornera pas au livre, la personne nous attirera bien plus avant ; et ce sera notre plaisir, notre honneur d’introduire quelques lecteurs, de ceux même qui se souviennent d’elle, comme de ceux qui ont tout à en connaître, dans l’intimité d’un noble esprit qu’une confiance amicale nous a permis à loisir de pénétrer. Parler d’elle dignement et en toute nuance semblerait sans doute à bien des égards la tâche toute naturelle et facile d’une autre plume aussi délicate que sérieuse, si la pudeur filiale n’était pas la première des délicatesses.

Claire-Élisabeth Gravier de Vergennes naquit à Paris, en 1780. Elle était petite-nièce du ministre de Louis XVI. Son père, maître des requêtes, avait été intendant à Auch, et occupait à Paris, au moment de la révolution, une place importante, quelque chose comme une direction générale ; il fit partie en 89 de l’administration de la commune de Paris, mais fut très vite dépassé : il périt en 94 sur l’échafaud. Sa veuve (Mlle de Bastard), qui exerça une grande influence sur l’éducation de ses filles, était une femme de mérite, d’un esprit original, gai, piquant et très sensé. Fortement marquée de l’expérience de son siècle, elle paraît avoir été douée de cette supériorité de caractère et de vue qui, saisissant la vie telle qu’elle est, la domine et sait la refaire aux autres telle qu’elle devrait

  1. Bibliothèque Charpentier, rue de Seine, 29.