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et définitivement jugé. Ce jour est attendu sans émotion aucune, soit en Angleterre, soit en Irlande. C’est que les Anglais et les Irlandais comprennent également que ce n’est pas au prétoire, mais dans la salle des communes, qu’auront lieu les débats sérieux et décisifs. À l’ouverture du parlement, le discours de la couronne devra contenir un paragraphe dont la rédaction ne sera pas facile. Le cabinet se trouve entre des adversaires habiles et des amis inquiets et soupçonneux. Sir Robert Peel aura besoin des derniers efforts de sa rare sagacité et de sa fermeté prudente et mesurée. Nous l’accompagnons de tous nos vœux, car dans ce moment nous ne saurions rien augurer de bon pour personne d’une crise ministérielle en Angleterre.


La première représentation de l’œuvre posthume de Marie-Joseph Chénier au Théâtre-Français a eu lieu presque la veille de la mort de Casimir Delavigne ; on eût dit que, par un triste pressentiment, la Comédie avait voulu se préparer par cette conquête dans le passé à la perte qu’elle allait faire dans le présent. La tragédie de Chénier n’a rien perdu à attendre : sous la restauration comme sous l’empire, la politique aurait eu trop bonne part, la meilleure part, dans la réussite de la pièce. Aujourd’hui, le bon accueil fait à Tibère a eu un caractère exclusivement poétique : les spectateurs n’ont été mus que par la sympathie littéraire en applaudissant à cette étude savante, à cette tentative hardie, dont le mérite sérieux et les touches rigoureuses commandent particulièrement l’estime. Les défauts du style de Tibère sont ceux du temps ; les mâles beautés, au contraire, qui s’y rencontrent sont propres à Chénier et assurent une belle place à son talent dramatique. Ligier a très habilement saisi le personnage de Tibère ; il a retrouvé, en les variant, toutes les qualités qu’on avait déjà reconnues dans ses créations de Glocester et de Louis XI. La chaleur émouvante que Geffroy a montrée dans le rôle de Cnéius, la dignité dont Guyon a fait preuve dans le rôle de Pison, ont aussi contribué au succès de la pièce. La représentation de Tibère est faite pour honorer la mémoire de Marie-Joseph Chénier et pour rappeler l’attention sur un écrivain qui n’a pas son vrai rang aujourd’hui. Cette gloire hier rajeunie de Chénier, cette carrière hier brisée de Delavigne, semblent réclamer toutes deux l’attentif souvenir de la critique : la critique ne fera pas défaut à cette tâche. En racontant d’abord la vie militante et agitée du conventionnel, en revenant plus tard sur la calme biographie de l’auteur du Paria, nous serons sûrs de rencontrer deux vrais poètes, poètes enlevés avant l’âge, et dont l’histoire littéraire accueillera dignement les noms.


V. de Mars.