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blée dans l’absolu, pour se former des univers de fantaisie, du haut desquels on regarde en pitié l’expérience, l’histoire et le sens commun. Tous les hommes sérieux, en présence de ces dérèglemens de la spéculation en délire, ont senti le besoin de tempérer la témérité naturelle de l’esprit de système par le contrepoids d’une méthode sévère, et ils se sont ralliés avec force à cette grande méthode psychologique, fondée par Descartes et que ce grand esprit abandonna trop vite, dont le fatal oubli égara Malebranche et perdit Spinoza ; méthode salutaire et prévoyante qui condamne d’avance les excès du panthéisme en donnant pour base à toute spéculation rationnelle l’invincible sentiment du moi, de son activité et de sa liberté, fondement de ses droits, de ses devoirs, de ses espérances immortelles.

Qu’y a-t-il dans ce mouvement des intelligences dont la conscience publique se puisse alarmer, et que le clergé ait le droit de réprouver et de maudire ? La philosophie relève le drapeau de Descartes et de Leibnitz, le drapeau d’un spiritualisme rajeuni et fécondé par l’esprit nouveau, capable de satisfaire ces nobles besoins religieux qui éclatent de toutes parts avec une si grande puissance. Que le clergé suive cette impulsion généreuse au lieu de la défigurer et de la combattre ; qu’il nous rende la théologie profonde de Bossuet et de Fénelon en l’appropriant à l’esprit de notre siècle ; ou, s’il ne peut suffire à cette tâche, s’il s’en reconnaît incapable, qu’il cesse alors de prétendre au gouvernement des intelligences, et laisse faire à d’autres ce qu’il ne lui est pas donné d’accomplir. Il faut le dire nettement : la première et la principale source des mauvais sentimens et des mauvais desseins du clergé à l’égard de la philosophie, c’est le défaut de lumières. Plus instruit, il aurait moins d’ombrages ; plus fort et plus sûr de lui-même, il ferait voir plus de calme et de gravité ; meilleur théologien, il serait plus philosophe. C’est une belle parole, et que le clergé se complaît à rappeler, mais trop souvent sans la bien comprendre, que celle de Bacon : un peu de philosophie éloigne de la religion, beaucoup de philosophie y ramène. Je ne crois pas être infidèle à la pensée de ce grand homme en affirmant que, si un christianisme superficiel éloigne en ce moment beaucoup d’esprits de la philosophie, un christianisme profond les y ramènera.


Émile Saisset.