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la raison méconnue, contre les triomphes passagers de l’imagination déréglée, du faux goût érigé en système ?

En essayant d’apprécier Alfred Tennyson, nous avons indiqué pour ainsi dire le premier symptôme de cette rébellion, le début de la nouvelle génération poétique[1]. Cette génération cherche l’originalité dans le simple, elle n’admet que les idées les plus naturelles, et ne les veut relever que par les délicatesses du style. Par malheur, nous l’avons fait pressentir, Tennyson, à peu près nul comme inventeur, n’est artiste remarquable que par l’exquise élégance de son style. Il communique bien ainsi, par le choix, l’harmonie et la couleur des mots, une sorte de nouveauté aux idées les plus triviales, mais cette originalité spéciale ne lui appartient même pas tout entière. Il n’a pas découvert dans les entrailles du globe un métal inconnu. Fondeur habile, de plusieurs alliages anciens il a formé une composition nouvelle qui charme les connaisseurs par ses reflets et sa sonorité particulière. Quelquefois son style rappelle Wordsworth, quelquefois Leigh Hunt ou Charles Lamb, plus souvent Keats, et non-seulement Keats, mais les anciens rimeurs dont celui-ci avait été l’écho, Ben-Jonson et Spenser par exemple, ou bien encore Herrick et l’école métaphysique, et même, en quelques endroits, comme un involontaire hommage, lord Byron, tout détrôné qu’il est. Tel est ce talent, nous n’oserions dire ce génie.

En 1835, c’est-à-dire cinq ans après que le succès de Tennyson eut attesté, chez le public anglais, la renaissance du goût poétique, deux nouveaux candidats firent appel à ce sentiment régénéré. L’un était Henri Taylor, dont nous venons d’indiquer les opinions et les doctrines ; l’autre, Robert Browning, que nous voudrions aujourd’hui faire connaître.

Tous deux débutèrent par un drame, et tous deux par un drame conçu avec des idées et des proportions qui lui fermaient la scène. On a élevé, nous le savons, contre cet ordre de productions, des objections fort spécieuses. On l’a considéré comme un monstre hybride qui, créé pour ainsi dire à deux fins, ne saurait suffire ni à l’une ni à l’autre. Si vous voulez écrire un drame, pourquoi vous priver de la concision, de l’enchaînement logique, de l’intérêt puissant que cette forme possède lorsqu’elle se produit avec toutes ses conditions d’existence, la vitalité scénique, le prestige de la déclamation, des costumes et du décor ? Si c’est un poème, pourquoi vous charger d’entraves inutiles, pourquoi vous assujettir à ces divisions appropriées aux besoins du théâtre, à l’attention distraite du spectateur ? Pourquoi renoncer à l’intervention directe du poète, qui, parlant en son nom, a toute liberté de conter et de décrire, tandis que les personnages fictifs n’ont, à cet égard, que des

  1. Voyez dans la livraison du 1er mai 1847 l’étude sur Alfred Tennyson.