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plus heureux. Un instant, les soldats se voyaient aux sommets du rocher ; déjà leur joie était grande : ils croyaient tenir ces Kabyles insolens, les balayer devant eux, les précipiter dans l’abîme. Arrêtés par une ravine de roche, ils avaient dû se contenter de garder les passages. Leurs pertes étaient peu nombreuses mais le colonel d’Illens était au nombre des tués. Une balle l’avait percé de part en part le premier en tête de sa troupe, et l’on venait de rapporter son cadavre au camp.

La colonne se trouvait donc divisée en deux corps : l’un gardait les pentes nord, l’autre les pentes sud et est, la réserve et le convoi restaient établis au milieu des jardins, où les grenadiers, enlaçant leurs fleurs rouges aux grandes vignes qui couraient d’arbre en arbre, nous donnaient la fraîcheur et l’abri. Le soir, tous ces feux de bivouac, comme autant d’étoiles étincelaient le long des pentes de la montagne ; une flamme énorme, sans doute quelque signal, brillait à l’extrémité est du rocher ; au-dessus de nos têtes s’étendait la voûte limpide du ciel où plongeait le regard. Un bûcher d’oliviers nous prêtait sa douce chaleur, et la soirée se passait à fumer, à causer, en attendant le sommeil, quand tout à coup Carayon-Latour, une des meilleures trompes de France, se mit à sonner l’hallali, puis tous les airs de chasse que répétait au loin un écho magnifique. Nous écoutions silencieux, sans pouvoir nous lasser, ces beaux sons qui se prolongeaient de montagnes en montagnes. Il fallut pourtant se préparer par le repos aux fatigues du lendemain.

Le 19, le blocus continua ; chacun veillait à son poste. Dans la nuit, nous remplîmes un triste devoir ; le colonel d’Illens fut enterré dans l’intérieur d’une maison arabe. Lorsque la fosse profonde eut été comblée on mit le feu à la maison, afin de dérober son corps aux profanations des Kabyles. Plus tard, nous apprîmes que cette ruse pieuse avait réussi.

La soif devenait grande cependant sur la montagne, et, aux beuglemens des troupeaux, nous jugions bien que ce n’était plus l’affaire que de quelques heures. Le 28, en effet, vers midi, les chefs imploraient l’aman et se remettaient entre les mains du général. Tandis que les parlementaires étaient à notre camp, les troupeaux poussés par la soif, se précipitèrent comme une avalanche, roulant à travers les étroits sentiers, courant, comme des furieux, jusqu’à la rivière. D’un rocher aride, d’une crête dénudée, sortaient, comme un torrent, des populations entières. C’étaient des cris, une poussière, un tumulte ! moutons, chères, boeufs, se mêlèrent aux femmes et aux enfans qui, poussés aussi par la soif, couraient vers l’eau, comme leur bétail ; les enfans, plus avides, se jetaient sur les petits tonnelets que les soldats portent à leur ceinture. Ceux-ci, toujours humains, les laissèrent faire. Quant aux hommes, la mine farouche, le regard toujours fier, ils souffraient en