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On manquait de litières pour transporter nos amputés ; des arbres furent abattus, des litières construites à la hâte. Une heure avant le jour, tous les morts furent réunis ; un détachement du génie, détournant le cours de la rivière, creusa un trou profond où l’on enterra ceux qui avaient succombé, puis l’eau fut rendu à sa direction naturelle ; l’on espérait ainsi dérober les cadavres aux profanations des Kabyles.

Au loin, dans la montagne, on entendait du bruit et du mouvement ; mais tout autour du bivouac c’était un silence et une nuit profonde. Nul feu, rien qui trahît nos grand’gardes ; elles avaient pourtant l’œil au guet, et plusieurs engagemens à la baïonnette eurent lieu, car fidèles aux consignes données, elles ne tirèrent pas un seul coup de fusil. À deux heures, le bataillon du commandant Forey exécutait les ordres du général ; au jour, la diane était battue, et la colonne se mettait en mouvement au milieu des cris des Kabyles s’appelant les uns les autres, comme pour se convier au massacre des Français. Mais jugez de leur étonnement, lorsqu’ils virent que toutes les positions étaient occupées, et que déjà la colonne s’avançait sans qu’ils pussent l’entamer ! Il y eut là plusieurs vigoureux retours offensifs, où les zouaves soutinrent dignement leur glorieuse réputation. Après un de ces retours, à la grande joie de tous, on traversa des vignes magnifiques, et chacun de se désaltérer avec ces beaux raisins. Le général lui-même, à qui les soldats s’étaient hâtés d’offrir les prémices de ces vendanges, fit comme tout le monde. En ce moment, le colonel Cavaignac passait auprès de lui : « Tenez, mon cher colonel, lui dit-il en lui tendant une magnifique grappe de raisin, vous devez avoir besoin de vous rafraîchir après de si glorieuses fatigues. » Et tous deux se mirent à causer, au milieu des balles qui tombaient de toutes parts. L’on vînt alors appeler le colonel Cavaignac ; un de ses officiers, le capitaine Magagnoz, frappé d’un cou de feu à quelques pas de là, le faisait demander : c’était pour lui recommander sa sœur et sa mère et lui remettre sa croix d’officier de la Légion-d’Honneur, mêlant ainsi un souvenir d’honneur militaire aux dernières tendresses de son cœur.

La porte de cette gorge fatale fut enfin franchie, le terrain s’élargit tout à coup, et les montagnes qui entouraient la colonne semblaient à tous une plaine unie, comparée aux escarpemens qu’on venait de traverser. Les Kabyles suivaient encore ; mais une brillante charge de toute la cavalerie mit fin à cette lutte acharnée, qui durait depuis deux jours. Le soir, on était tranquillement établi au Souk-el-Sebt (marché du samedi) des Béni-Chaïb. Les morts de la journée furent enterrés et un sépulcre romain, caché sous les lauriers-roses, servit de tombeau à M. de Nantes, officier de chasseurs d’Afrique, dont le corps était rapporté depuis la veille, entouré d’une bâche, lié sur son cheval. La pierre romaine ne put le préserver des mutilations. Quelques mois