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La jeune France (car il n’y a pas de siècle qui n’ait eu sa jeune France) veillait avec ses philosophes pendant que l’autre dormait avec son gouvernement. Elle ne perdait ni une occasion, ni une pensée, ni un jour. Mobile, agissante, dévorée d’une ardeur incessante de prosélytisme, d’une soif inextinguible de popularité et d’influence, l’exerçant dans le pays et hors du pays, chez soi et chez l’étranger, par ses livres, ses académies, ses théâtres, ses bureaux d’esprit, par les jeunes gens et par les femmes ; humble et fière au besoin, flattant pour mieux dominer, rampant même pour mieux gravir ; assidue auprès des grands qu’elle méprisait en secret, les pliant à ses desseins tout en ayant l’air de se mettre au service de leur amour-propre ; habile à faire son chemin en faisant sa cour ; commensale en apparence, reine en réalité.

Ainsi on voyait désunis et hostiles le gouvernement français et l’esprit français. Triste spectacle, que notre pays présente trop souvent ! Alors, comme toujours, ce dissentiment était la source unique, mais profonde, de notre affaiblissement politique. Qu’était le règne de Louis XIV ? D’où venaient sa grandeur, son unité, son influence sur l’Europe ? De la réunion de toute la France dans un même faisceau. La France de Turenne et de Lyonne, la France, diplomatique et guerrière était aussi la France théologique, philosophique, littéraire, la France de Bossuet, de Malebranche, de Corneille Elle tendait toutes ses forces réunies vers un but commun, et si les derniers jours du grand règne n’ont pas répondu à de si heureuses prémisses, c’est qu’entre l’opinion et le gouvernement, entre l’esprit et l’action, ou, comme on le dit aujourd’hui, entre le pays intellectuel et le pays matériel, s’opérait encore une scission latente, mais déjà active. Racine mourait dans la disgrace, Fénelon vivait dans l’exil, et le xviiie siècle avait remplacé le xviie. Après la mort de Louis XIV, plus on avança dans le règne de Louis XV, plus le divorce devint inévitable. Il y eut bien une trêve, vers Fontenoy. Quelques favorites, qui voulaient se réhabiliter par les suffrages des gens de lettres, Mme  de Châteauroux, Mme  de Pompadour, peut-être un seul ministre, M. d’Argenson (à ce nom il serait difficile d’en ajouter un autre), voulurent empêcher et prévenir la rupture. Voltaire fit des avances ; il devint courtisan, il parut à Fontainebleau, il sacrifia la tragédie philosophique à l’opéra complimenteur, Mérope et Sémiramis cédèrent le pas à la Princesse de Navarre. Vains efforts ! tentatives inutiles ! Dans les deux camps, la haine était au fond. Elle éclata. On vit un gouvernement se déclarer l’ennemi plus ou moins direct de tout ce qu’il y avait d’intelligent dans la nation ; on le vit dédaigner Montesquieu, persécuter Voltaire et n’honorer que Buffon, comme pour le remercier du choix discret qu’il avait fait dans toute la nature animée. Mais ceux qu’on repoussait ainsi ne s’avouèrent pas vaincus ; ils s’armèrent de toute leur puissance, car ils savaient que la force résidait