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le partage de la pologne.

en eux. « Ce qui fait le grand mérite de la France, disait Voltaire irrité, ce qui fait son grand mérite, son unique supériorité, c’est un petit nombre de génies, sublimes ou aimables, qui font qu’on parle aujourd’hui français à Vienne, Stockholm et Moscou. Vos ministres, vos intendans, vos premiers commis, n’ont aucune part à cette gloire[1]. » « Je voudrais que les gens qui sont si fiers et si rogues sur leurs palliers voyageassent un peu dans l’Europe, qu’ils entendissent ce que l’on dit d’eux, qu’ils vissent au moins les lettres que des princes éclairés écrivent sur leur conduite ; ils rougiraient, et la France ne présenterait plus aux autres nations le spectacle inconcevable de l’atrocité fanatique qui règne d’un côté, et de la douceur, de la politesse, des graces, de l’enjouement, de la philosophie indulgente qui règnent de l’autre, et tout cela dans une même ville, dans une ville sur laquelle toute l’Europe n’a les yeux que parce que les beaux-arts y ont été cultivés, car il est vrai que ce sont nos beaux-arts seuls qui engagent les Russes et les Sarmates à parler notre langue. Ces arts, autrefois si bien cultivés en France, font que les autres nations nous pardonnent nos férocités et nos folies[2]. »

Alors il se passa quelque chose d’irrémédiable et de funeste ; alors il eut un grand scandale et surtout un grand malheur. L’élite intellectuelle d’un pays renia, répudia ce pays ; elle fit plus encore, elle donna la patrie en spectacle aux nations étrangères ; elle porta cette force qu’elle se connaissait si bien dans les contrées les plus éloignées, dans les cours les plus adverses. Les philosophes surent choisir leurs alliés avec plus de discernement que nos diplomates et nos ministres. Ils laissèrent ceux-ci s’épuiser dans de stériles alliances, tandis qu’eux-mêmes virent grossir tous les jours le nombre de leurs adeptes, et n’en acceptèrent aucun de compromettant ou d’inutile. Ils abandonnèrent les puissances décrépites et s’adressèrent aux puissances ambitieuses, énergiques, vivantes enfin, introduites récemment sur le théâtre de l’Europe, brûlant de s’en emparer et surtout de s’y faire voir En un mot, ils tournèrent le dos au midi et marchèrent droit au nord. Il en résulta une situation singulière. Dans le reste de l’Europe, comme en France, il se forma deux partis français qui se firent la guerre : l’un protégea les vieilles mœurs, les vieilles traditions, tout ce qui était usé, suranné, hors de service ; l’autre parti français, qui n’était point le parti du gouvernement de la France, conduisit gaiement la troupe aventureuse et légère des réformes, des innovations, des essais de toute espèce, et ce qu’il y eut de plus surprenant, c’est que le parti novateur eut pour chefs de file les princes, les souverains particulièrement hostiles au

  1. Voltaire à Mme Du Deffant.
  2. Voltaire à M. Chardon, maître des requêtes, 5 avril 1767.