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plus la peine de cacher le projet de démembrement au prince de Rohan ; mais, soit impossibilité de se plier à la franchise, soit désir de satisfaire la Russie, en dissimulant à l’ambassadeur de France ce qui était connu à Vienne de tout le corps diplomatique, M. de Kaunitz ne voulait entrer dans aucun détail avec M. de Rohan sur les conditions du partage, alléguant que le secret lui avait été demandé sous le sceau de sa parole d’honneur. À la fin, par grace, M. le prince de Kaunitz voulut bien dire à M. de Rohan « J’expédie un courrier à Versailles pour vous donner connaissance de tout ce qu’il est possible de vous communiquer dans le moment présent. »

Le courrier arriva et consterna d’Aiguillon sans le surprendre. Le ministre n’avait plus qu’une ressource ; il l’avait préparée depuis long-temps et la saisit avec avidité : il rejeta tout sur l’ambassadeur. Après avoir publiquement flétri à la cour et dans le monde l’imprévoyance supposée du prince de Rohan, le duc lui écrivit en ces termes :

« Vous avez jugé d’avance, monsieur, de la surprise que causerait au roi l’avis de la révolution survenue dans les vues et les déterminations de la cour de Vienne relativement au démembrement de la Pologne et à la réunion éventuelle de cette cour avec la Russie pour s’opposer aux projets ambitieux du roi de Prusse. Vos relations précédentes et les avis qui étaient parvenus d’ailleurs n’avaient point préparé à un changement aussi subit, qui ne paraît guère être dans le caractère ni dans les principes du cabinet de Vienne. »

Après un pareil démenti, M. de Rohan n’avait plus qu’une réponse à donner : sa démission. Malheureusement pour lui, son cœur était plus bouffi que haut. Il adressa quelques plaintes à un ministre qu’il ne devait traiter qu’avec le plus profond et le plus juste mépris, il essaya quelques récriminations auprès du prince de Kaunitz ; mais celui-ci, n’ayant plus rien à cacher, ne jugeant plus le duc d’Aiguillon digne de ses artifices et de ses réticences calculées, changea de rôle, substitua l’arrogance à la réserve, la prolixité au laconisme, cessa de se défendre pour attaquer à son tour, et d’accusé secret se fit accusateur public.

« La France, dit-il au prince de Rohan, la France a été la cause première de ces événemens. Peut-être sommes-nous plus affligés qu’elle, mais c’est elle qui l’a voulu. Pourquoi, sur notre invitation, dans l’origine, n’a-t-elle pas parlé avec fermeté au roi de Prusse ? Pourquoi, malgré nos conseils, M. de Choiseul a-t-il constamment poussé les Turcs à la guerre ?… Voilà la source unique des maux actuels. La faiblesse des Ottomans devait être écrasée par la Russie, et c’est vous qui les avez armés. Qu’avions-nous à faire ? Une guerre contre les forces réunies de la Russie et de la Prusse ? Ce dessein raisonnable et glorieux avec des secours était impraticable, insensé, sans appui. Pouvions-nous compter sur le vôtre ? Nous auriez-vous soutenus dans cette crise, qui pouvait décider de l’existence de la maison d’Autriche ? Ce parti écarté, il n’y en avait que deux autres à prendre : voir avec une indifférence stoïque l’agrandissement de la puissance