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les jurons, les paroles grossières des petits pâtres déguenillés, épurées et adoucies par l’écho, y retentissaient comme la plus douce musique. S’il y eût eu là un Robert Burns, évidemment il eût continué ses chants à la marguerite coupée, aux abeilles, à la rivière de l’Ayr, à Mary, à Jeannie, sans s’inquiéter beaucoup de la prépondérance et de l’avenir des masses, sans se demander si par hasard il n’appartenait pas à l’aristocratie de l’intelligence, si ces masses le gênaient ou bien si son talent s’élèverait plus haut, si, au lieu de chanter pour lui-même, il chantait pour les foules assemblées, il y a une chose pour laquelle je ne crains pas la prépondérance des masses et leurs passions gloutonnes : c’est la poésie, c’est l’art. Les théories communistes ne peuvent pas plus les abattre que les faire éclore. Supposez le communisme au pouvoir : il est très possible qu’un Rubens, s’il existait, ne portât pas sous son règne les insignes des grands d’Espagne, mais il serait toujours Rubens. Les communistes peuvent démolir les sociétés modernes, saccager les villes, renverser les édifices : ils ne détruiront jamais la nature et la beauté éternelle, qui, au-dessus, d’eux, sourit avec insouciance et dédain. Quant au mérite qui n’est pas récompensé véritablement, — cette observation n’est pas neuve ; il y a long-temps que se sont passées les histoires de Camoëns et du Tasse, et les souffrances de ces grands hommes n’ont pas empêché Jean-Jacques d’écrire et Milton de chanter, tous les deux de souffrir comme leurs devanciers. Il faut donc que cette stérilité ait de tout autres causes. — Ah ! oui, me dit-on alors : c’est que la société moderne ne facilité pas l’éclosion du génie ; ses mœurs sont vulgaires, la vie moderne est prosaïque.

La vie moderne est prosaïque ! Mais vous n’y pensez pas ! Il y a dans les événemens contemporains de quoi fournir la matière de dix mille chants héroïques et autres aux poètes de l’avenir. Le merveilleux nous entoure, et, pour prendre l’exemple le plus vulgaire, le plus humble d’entre nous n’a pas besoin d’aventures pour décorer sa vie. Le dernier des Français modernes ne vit-il pas dans l’inconnu ? Peut-il dire véritablement quels hommes le gouverneront demain et quelles institutions le protégeront ? Depuis deux ans, combien n’avons-nous pas eu de tressaillemens, de craintes, de cauchemars, de songes colorés de rose ? En vérité, si les événemens contemporains n’ont pas en eux de poésie, dites-moi alors comment vous comprenez la fameuse théorie des romantiques sur l’union de l’élément tragique et de l’élément comique ; et pendant que les spectateurs souffrent et regardent l’étrange pièce, considérez un peu les acteurs, la scène et le drame en lui-même, avec ses mille péripéties. C’est tout un monde shakspearien avec ses mille personnages, ses complications infinies, ses contrastes. Aujourd’hui l’homme est toujours l’homme, et il l’est plus que jamais ; il obéit à sa