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fortes ni plus saines. On tue l’émulation ; on entretient l’incurie, la négligence ; on détruit dans le contrôle qui accueille ou repousse les pièces cette sévérité éclairée qui seule maintient le niveau. Sous prétexte d’encourager, on énerve. Loin que rien y gagne, si ce n’est la médiocrité, tout y perd, la richesse publique et le talent. À ces considérations fort graves je crois qu’on pourrait en ajouter d’autres qu’on a le tort de trop négliger. Ne soyons pas dupes de ces mots brillans et sonores : Encourager l’art. Il n’y a pas de plus beau texte ni de plus populaire. Frappez à tort et à travers sur cette cymbale retentissante, et vous serez sûr d’attirer la foule et de provoquer les plus bruyans bravos. Ouvrez la bouche timidement pour pressentir vos humbles observations, vous serez traité d’iconoclaste. Cependant il serait bien temps d’envisager sérieusement et en face ces mots dont tant de gens abusent et qui abusent tant de gens. Ici, comme en d’autres sujets, il se pourrait bien que les ennemis fussent surtout les faux amis et que le langage de la flatterie impliquât au fond plus de mépris que d’estime. D’abord n’est-ce pas traiter l’art un peu légèrement que de réclamer pour lui une tutelle ? Est-il, donc tellement enfant, qu’il ait besoin de lisières ? est-il si faible, qu’il ne puisse faire un pas sans s’appuyer sur les béquilles que vous lui présentez ? Ou bien est-ce le public qui est si sot et si peu expert en ce qui concerne ses plaisirs qu’il faille les lui offrir officieusement, que dis-je ? officiellement les lui imposer ? En ce dernier cas, prenez-y garde. Comme on ne s’amuse pas par ordre, comme il est bien possible de forcer les gens à payer une fois sous forme d’impôt pour la danse, pour le chant et pour le spectacle, qu’ils n’aiment pas, mais non de les obliger à payer une seconde fois pour aller s’y ennuyer, il arrivera que l’art que vous vouliez encourager se mettra à tâter les dispositions, à flatter les penchans, à courtiser les instincts de la foule, — à moins qu’il ne préfère rester pur, mais solitaire. Dans la première hypothèse, vous pouvez peut-être combler votre déficit pécuniaire, mais vous créez un déficit moral que rien ne comblera ; vous ayez de vos mains élevé une école d’immoralité, de scandale ; dans la seconde, vous avez beaucoup dépensé pour ne rien faire, et encore nous nous servons à tort de cette expression adoucie. « Tout oisif, a dit Rousseau, est un citoyen dangereux. » La maxime est bien plus vraie appliquée aux choses qu’aux hommes. Ce qui ne sert à rien fait du mal. C’est souvent une bien cruelle sympathie que celle qui encourage les artistes à se multiplier, cruelle pour eux, cruelle pour le public. La véritable humanité n’est pas plus ici avec les déclamations de la philanthropie que le véritable intérêt de l’art avec le fastueux étalage des prétendus Mécènes littéraires. On a encouragé l’éclosion artificielle d’une foule de médiocrités : qu’arrive-t-il ? Ces médiocrités qu’eût rebutées le premier obstacle, si on les eût abandonnées à elles-mêmes, pressées par le besoin auquel les réduit le manque du succès qu’on avait oublié de garantir, s’adressent à l’état : peut-on les blâmer ? se plaignent si on ne fait rien pour elles, se plaignent encore si on fait trop peu, accusent la main qui a aidé à les conduire là, et en conscience peut-on dire qu’elles aient tout-à-fait tort ? L’encouragement factice, et, par la force même des choses, insuffisant, a produit son fruit naturel, le découragement ; le travail superflu a amené la mendicité. De là des souffrances réelles et incessantes : souffrances d’amour-propre, souffrances de misère ; de là la grande armée du paupérisme et du mécontentement