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les convenances et les nécessités du moment, comme un général qui, au milieu d’une bataille, se porte tour à tour sur les points les plus exposés. Rempli de courage, sincèrement dévoué à son pays, il ne méritait aucun des reproches que lui fait le roi de Prusse, dont la haine implacable et constante fut assurément l’un des plus beaux titres de gloire du ministre français. Frédéric, dans ses artificieux Mémoires, a bien raison d’appeler Choiseul l’homme le moins endurant qui fût né en France ; mais, lorsqu’il prétend qu’en sa qualité de Lorrain et de fils d’un ancien ambassadeur de la cour de Vienne à Paris, le duc se croyait encore vassal de l’empereur et se sentait intérieurement plus attaché à l’Autriche qu’à la France[1], le grand Frédéric se permet une calomnie indigne d’un ennemi loyal. Sans compter que M. de Choiseul possédait un revenu considérable en charges et en emplois, qu’il était indépendant par la grande fortune de sa femme, il l’était surtout par l’élévation de son caractère et par des sentimens patriotiques qui n’appartenaient pas à son siècle. À Versailles, il fit toujours l’effet d’un ministre de Louis XIV égaré dans les petits appartemens de Louis XV. Ce ne fut pas lui qui attacha la France au char de l’Autriche ; il ne prit aucune part personnelle à la conclusion du traité de Versailles, œuvre malheureuse de Mme de Pompadour ; bien mieux, il voulait qu’en s’alliant à Marie-Thérèse, Louis XV exigeât comme gage la cession préalable et immédiate des Pays-Bas autrichiens (le royaume actuel de Belgique). Ayant passé ensuite de l’ambassade de Vienne au ministère des affaires étrangères, M. de Choiseul, loin de s’abandonner éperdument à l’alliance autrichienne, la renferma dans de plus étroites limites. Il s’efforça de relever d’une longue déchéance la marine, presque détruite depuis le ministère du cardinal de Fleury, et s’il ne put conjurer nos désastres maritimes, si, à toutes nos pertes dans l’inde, il fut forcé d’ajouter lui-même celle du Canada, il confia du moins à l’avenir la réparation d’un passé dont il avait hérité à regret. La France doit à son talent d’organisation cette brillante pléiade navale qui se résume si glorieusement dans le nom du grand Suffren.

Mais c’est au département de la guerre qu’il faut surtout apprécier le duc de Choiseul. Il réveilla l’esprit militaire, assoupi depuis plus d’un demi-siècle, sauf l’éclair de Fontenoi. Aussi économe des deniers publics que prodigue de ses propres richesses, il épargna 110 millions à l’état et prépara les soldats de la guerre d’Amérique, peut-être même ceux de Marengo. Il était donc Français et bien Français, quoi qu’en dise le roi de Prusse, qui n’était pas obligé de s’y connaître, et c’est un des ministres de l’ancienne monarchie dont la France, même républicaine, doit savoir honorer la mémoire. Ce n’est pas que M. de Choi-

  1. Mémoires de 1763, p. 20 et 12.