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façon le secret du cœur populaire. Le peuple est pour lui l’objet d’un dédain grotesque ou d’une servile terreur. Eh bien ! par malheur, c’est la bourgeoisie qui, depuis un siècle bientôt, guide ces masses d’hommes pour qui elle n’a ni estime ni sympathie, dont elle ne comprend ni les entrailles ni la cervelle. Aussi, dans les grandes villes comme Paris, le peuple a-t-il pris une vie et des habitudes tout-à-fait contraires à ses instincts ; l’Encyclopédie a usurpé auprès de lui l’autorité de la légende. J’aurais peine à rendre l’indignation dont m’a souvent saisi le spectacle de l’empoisonnement opéré chaque jour sur de saines natures par des natures stupides ou perverties. On a remplacé chez le peuple, par la profane et vaniteuse indigence de l’esprit philosophique, cette humble et sacrée pauvreté de l’ame croyante dont l’Evangile a fait un trésor, et un trésor qui achète le ciel. Cependant la simplicité populaire n’a pas encore disparu, malgré la chasse que lui livre le patriotisme pédant de la basse presse et du club ; on la trouve encore, même à Paris, et jusqu’en cette classe de bohêmes d’où, pour ma part, je la croyais à jamais exclue.

Il y a toute une poésie parisienne dont j’ai eu l’idée quelquefois de recueillir des fragmens. Parmi les chansons que j’entendais répéter tous les soirs à l’époque de ma vie vers laquelle je me reporte à présent, quelques vers me frappaient tout à coup qui me semblaient avoir d’étranges qualités ou de grace, ou d’énergie, ou de profondeur. Le temps a emporté déjà les paroles qui me touchaient, mais il n’a pas emporté encore les émotions que ces paroles éveillaient en moi. C’est un peuple singulièrement chanteur que le peuple parisien. Il n’a pas jusqu’à ce jour, malgré l’Orphéon, reçu le don divin de l’harmonie : il chante mal. Les échos de l’Allemagne et de l’Italie frémiraient à ses accens presque autant qu’au bruit de ses canons et de ses tambours ; mais il comprend ce qu’il chante, et y prend un vif intérêt, qui se traduit dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses expressions. Puis rien n’est plus varié que ces chants. Après ces hymnes de la rue, chargées de colère et d’orgueil, qui, le lendemain des émeutes victorieuses, s’élèvent des pavés remués et sanglans, viennent des chansons de paysan ou de soldat, honnêtes, généreuses, naïves, évoquant la martiale figure, le calme visage du grenadier et du moissonneur. Enfin, il est un genre de chants qui s’est malheureusement multiplié dans ces derniers temps : c’est ce que j’appellerai la ballade socialiste, lugubre, terrible complainte, où la faim remplit le personnage du fantôme dans les ballades allemandes. Elle enlève la fiancée au festin nuptial ; elle ravit, comme le roi des aulnes, l’enfant à sa mère ; partout elle éteint le sourire, frappe l’amour, glace la vie. Il est à remarquer, du reste, que ces odes sinistres à la misère, qui se terminent presque toujours par des imprécations contre le riche, datent toutes de