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processions, qu’éclairaient des torches, la sillonnaient dans toutes ses profondeurs.

Une de ces processions occupait un soir toute la largeur de la rue ; celui qui la conduisait était bien le plus rébarbatif des locataires : c’était un homme de quarante ans, la poitrine et les bras nus, la tête coiffée d’un bonnet phrygien, le visage à demi caché par une barbe de moine espagnol, une figure enfin digne de porter, dans un tableau d’histoire, la tête de la princesse de Lamballe. Heureusement ce redoutable personnage portait un objet beaucoup moins sanglant : il avait sur les épaules un mannequin affublé d’un bonnet de coton et d’une robe de chambre. Ce mannequin représentait un propriétaire condamné à être brûlé par ses frères pour avoir réclamé au nom du vieux monde, comme dit la nouvelle école, les termes auxquels, dans son injustice et son ignorance, il prétendait avoir droit. On réservait à l’effigie de ce misérable un exemplaire auto-da-fé. Dix ou douze hommes, accoutrés comme le porte-mannequin, brandissaient des torches et chantaient le cantique de février, c’est-à-dire l’hymne des Girondins. Une patrouille de mobiles, composée de seize hommes en guenilles que conduisait un officier, arrêta cette troupe, jeta le mannequin dans la boue, et éteignit les torches sous ses souliers. L’homme à la longue barbe voulut se débattre, il reçut des coups de crosse dans les jambes ; on croisa la baïonnette sur ses camarades, qui s’enfuirent, et la propriété fut sauvée d’un outrage. Je pourrais citer vingt traits pareils à celui-là. Ces blouses en lambeaux, ces vestes percées qui défendaient l’ordre, produisaient sur le peuple un effet magique. La garde mobile faisait alors ce qu’elle seule pouvait faire à Paris. Elle était insouciante, énergique et dévouée : insouciante, parce qu’elle était composée d’enfans ; énergique, parce que, sortie des barricades, elle avait compris sur-le-champ ce que disent le tambour et le drapeau. Les calomniateurs de la garde mobile ont essayé de la représenter comme une troupe dangereusement révolutionnaire, même après les gages sanglans qu’elle donna aux partisans de l’ordre : elle était si loin d’avoir l’esprit de confusion et de révolte, que, dès son origine, elle fut en guerre déclarée avec ceux qui trouvaient vraiment leur compte dans le bouleversement de la cité.

Cette guerre éclatait toutes les fois que nos bataillons étaient de garde à l’Hôtel-de-Ville. Je n’ai point vu les saturnales des Tuileries, mais j’ai assisté à toutes les grotesques et scandaleuses mascarades dont le siége du gouvernement provisoire fut le théâtre jusqu’au 15 mai. Cette demeure était devenue une sorte de citadelle, où s’était établie une véritable féodalité. Une poignée d’hommes, dont quelques-uns avaient