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Je l’avoue, je prenais plaisir à voir ces braves enfans courir en se jouant aux fantômes qui faisaient alors trembler tout Paris. Ils traitaient ces épouvantails comme les matelots anglais traitèrent les dragons, les griffons et tous les monstres de papier peint dont les Chinois imaginèrent de les effrayer un jour de bataille.

Si ces chevaliers de l’Hôtel-de-Ville ne furent point canardés dans leur château, ce ne fut point la faute de nos hommes. Un matin, je ne sais quelle altercation entre un des leurs et un des nôtres, au commencement d’une garde, fit courir aux armes tous nos soldats. Des tirailleurs s’étaient embusqués jusque sur les toits. Avec leur flair particulier de la poudre, les mobiles savaient déjà où étaient les munitions. Je crois que, s’il y avait eu combat, la victoire n’aurait pas été incertaine. Notre jeune et vigoureuse troupe aurait fait passer de mauvais instans à cet amas d’hommes fatigués par là d’ébauche. Quelques esprits prudens apaisèrent cette affaire, et la féodalité montagnarde conserva son fief jusqu’au 15 mai.

Le 15 mai est peut-être, de tous les jours à caractère insolite que la révolution de février nous adonnés, celui qui m’a le plus frappé. Tous nos hommes enfin étaient habillés de neuf, leurs fusils étaient en bon état, leurs gibernes, étaient bien remplies, nos tambours connaissaient les batteries, et presque tous les bataillons avaient des fanfares. Nous étions prêts pour les occasions. Le 15 mai arrive, et à midi le rappel bat dans Paris. Dès le matin, notre caserne avait été consignée. À deux heures, nous recevons l’ordre de marcher. Nous étions obligés, pour nous rendre à l’assemblée, sur laquelle on nous dirigeait, de traverser les boulevards. L’air des émeutes circulait dans cette grande voie. Les boutiques se fermaient, et les pavés, que frappait le soleil, avaient cet aspect sinistre qu’ils prennent au moment des batailles populaires. Derrière nous, toute une légion de la garde nationale marchait précédée de quarante tambours. Cette formidable batterie avait quelque chose d’entraînant ; elle nous enlevait du sol. Le tambour est un merveilleux instrument qui domine la musique de tous les orchestres, comme le cri de l’héroïsme domine tous les accens de l’éloquence ; ses sons à la fois écrasans et agiles renversent tout ce qu’il y a de craintif et fait lever tout ce qu’il y a de viril dans les coeurs. Nous arrivons à la Madeleine, nous traversons la place Louis XV, et nous enfilons le pont qui conduit à la Chambre des Députés. Là, notre colonne s’arrête, et j’ai sous les yeux une scène qui est restée dans mon esprit avec les vives et étranges couleurs d’un rêve. Le Palais-Bourbon se dessinait devant nous sous un ciel digne d’éclairer le forum d’une cité antique. Ses marches étaient garnies des nôtres, dont on voyait briller de loin les shakos rouges. La foule qui était pressée devant nos rangs nous cachait un immense tumulte dont nous n’avions pour ainsi dire que la