Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/45

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
le partage de la pologne.

ne pourra me juger que dans quelques années ; il me faut au moins cinq ans pour rétablir l’ordre ; en attendant, je suis vis-à-vis tous les princes de l’Europe comme une coquette habile. » Elle prononça ces mots avec beaucoup de gaieté ; Breteuil continua sur, le même ton et protesta de la bonne foi de Louis XV avec ses alliés ; il soutint que jamais aucun prince n’avait adopté une politique ni plus vraie ni plus simple. L’impératrice lui répondit que tels n’avaient pas toujours été les principes de la cour de France ; puis, d’un air de confiance : « Me promettez-vous de ne vous point fâcher ? Je ne vais vous faire qu’une question. Nous causons sans gêne et sans conséquence. Cette noblesse, cette bonne foi dont vous me parlez est-elle une suite de la grandeur ou de la faiblesse ? » M. de Breteuil répliqua avec un peu de vivacité et fit l’éloge du ministère Choiseul. « Si votre ministère est tel que vous me le dépeignez, reprit l’impératrice, la franchise de votre politique est une fausseté de plus ; » En disant ces mots, elle sourit, puis elle quitta M. de Breteuil sans lui donner le temps de répondre[1].

On n’était pas encore très accoutumé à rencontrer chez les princes cette verve de dialogue, ces improvisations aventureuses et piquantes dont Frédéric avait donné quelques exemples remarquables, mais récens. Jusqu’alors les rois s’étaient bornés à répondre par monosyllabes à des interlocuteurs inclinés dans la respectueuse attente d’un mot ; l’entraînement d’une conversation abondante n’était pas encore entré dans les moyens d’action du pouvoir suprême. Le baron de Breteuil, le duc de Choiseul lui-même, furent déroutés par l’éloquence de la nouvelle impératrice de Russie. Ce type si neuf échappa à leur intelligence. Personne, au premier abord, ne sut rien comprendre à ce mélange d’énergie et de finesse, de prudence cachée et d’indiscrétion apparente, à tant de sérénité avec de tels soucis, à tant de grace au milieu de commotions si vives. Tout cela était imprévu et dérangeait la vieille routine diplomatique. Les ambassadeurs, étonnés, éblouis, effarés, ne savaient plus comment tirer l’horoscope du nouveau règne. Leurs cours n’étaient pas moins surprises. On disait bien à Versailles « La czarine a beaucoup d’esprit, » parce qu’en France on prend souvent le change sur le caractère, jamais sur l’esprit ; mais on ajoutait « qu’au fond elle était timide et n’aspirait qu’au repos, qu’elle n’oserait rien entreprendre, qu’elle avait de l’intrigue sans aucune connaissance en matière d’état, qu’elle avait ce qu’il faut pour prendre une couronne, rien de ce qu’il faut pour la conserver. » On ajoutait « que son règne serait médiocre, qu’il ne durerait pas un an, » et on donnait à cette assertion une base bien étrange, en affirmant que « les

  1. Breteuil à Praslin, 12 mai 1763.