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paru des livres d’Ellis Bell, d’Acton Bell, et un volume de vers qui s’appelle les poèmes de Currer, Ellis et Acton Bell. C’est une femme, supposaient les mieux avisés, une femme indocile et brave qui s’est battue avec la vie. Ce bruit à l’entour d’un mystère semblait fêter la venue d’un George Sand anglais.

Quand une pareille émotion s’est produite autour du premier livre d’un écrivain, une impatiente curiosité l’attend à son second ouvrage. L’épreuve est surtout difficile pour ceux qui ont débuté comme Currer Bell par une œuvre passionnée. D’habiles observateurs littéraires disent qu’il en est du roman passionné comme de l’amour : le premier est le meilleur, le seul vrai ; c’est le plus pur du sang qui s’échappe au premier jaillissement du cœur. On ne rencontre pas deux fois le même imprévu dans l’élan du sentiment, la même vérité, dans le cri de l’ame, la même sève, la même verdeur dans l’épanouissement de l’éloquence Au second amour et au second roman, la réflexion bride la passion ; ou remplace par la science ou l’art cette belle étourderie, cette fougue aveugle, cette aimable maladresse, qui sabraient l’obstacle, ignorant le danger. JaneEyre, par exemple, était un livre débordant d’émotion et plein d’inexpérience. On voyait que Currer Bell s’était bien plus préoccupé d’exprimer des choses senties et vécues, si je puis ainsi dire, que d’arranger la symétrie d’un conte. Les caractères étaient vivans, quoique excentriques : Jane Eyre, Rochester, ces natures violentes et opprimées, cultivées et sauvages, souffraient, se cabraient, se révoltaient avec une vérité saisissante. L’action n’était pas plus vraisemblable que ces rêves d’un amoureux de vingt ans qui souhaite mille dangers à sa maîtresse pour trouver l’occasion de lui montrer son amour ; Currer Bell ne faisait épouser Rochester par Jane Eyre qu’après avoir blessé et défiguré son héros dans un incendie. Comme sentiment, Jase Eyre était d’une réalité poignante et ardente ; comme intrigue, cela était bâti à la façon d’un château en Espagne. Ceux que la vérité des caractères et des passions touche plus que la probabilité des événemens avaient donc hâte de savoir si Currer Bell, à son second livre, ne se corrigerait point de ses défauts les moins regrettables au détriment de ses meilleures, qualités.

Il y avait un autre intérêt dans le nouveau roman qu’on attendait de Currer Bell. Jane Eyre contenait des accens de révolte contre certaines conventions sociales, des aspirations d’indépendance qui effarouchèrent, comme une menace, les critiques conservateurs ; Jane Eyre promettait surtout un de ces esprits hasardeux qui éprouvent une volupté frémissante à se jouer autour des fruits défendus de la pensée et des dangereux mystères de la vie sociale. Les écrivains qui font sentinelle auprès de la vieille société anglaise dénoncèrent durement ces tendances. On fit un reproche à Jane Eyre d’avoir eu la velléité d’attaquer