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voir le soleil se lever derrière les arbres qu’il a plantés, de jouir de la solitude, du silence, de l’ombrage, du chant du laboureur,

Mugitusque boûm mollesque sub arbore somni.


Fidèle aux mœurs antiques, il vit retiré dans les villes. Il s’aventure même fort rarement à voyager dans son pays. Le propriétaire riche dépense à Madrid le revenu de ses terres, qu’il n’a jamais vues, dont il ne sait pas toujours les noms, que des hommes d’affaires, inconnus eux-mêmes, administrent comme bon leur semble. S’il est très riche, il va voyager en Angleterre, passer l’hiver à Paris et l’été à des eaux d’Allemagne ou des Pyrénées, mais il ne songe pas à vivre dans ses propriétés, ni même à visiter l’Espagne. Il va à Séville ou à Grenade, comme nous allons à Constantinople ou à Naples, et je parierais que la grande moitié des jeunes seigneurs de Madrid n’a pas fait ce voyage. Les fermiers eux-mêmes habitent le plus souvent des villes ou de grandes bourgades, et non pas des maisons isolées. On ne voit, dans l’intérieur de l’Espagne, comme dans l’intérieur de la Sicile, que des bourgs, des pueblos ; jamais une ferme ne montre son grand toit, ses meules de foin, sa grande cour pleine de mouvement, de bêlemens et de caquetages, et c’est là ce qui donne à la campagne espagnole cette imposante mélancolie d’un désert sans vie, sans arbres et sans oiseaux.

Après cette philosophique digression, je reviens, sans transition aucune, à Andujar, qui est une assez grande ville. Les rues étaient pleines de mouvement le soir de notre arrivée. Pour la fête de Saint-Jean, on avait donné, là aussi, une course de novillos, c’est-à-dire de jeunes taureaux de deux ans. Les jeunes gens, venus pour la course, retournaient dans les villes environnantes, montés sur leurs chevaux à tous crins, sellés à la turque. Je fais serment de ne point vous parler de combats de taureaux, quoi qu’il m’en coûte : on a, depuis quelques années, abusé de l’Espagne à cet égard, et j’ai commis moi-même, si j’ai bonne mémoire quelque grosse peccadille de ce genre ; mais laissez-moi vous dire que, ce jour-là, un jeune homme avait été tué raide dans la course du matin par un novillo embolado, c’est-à-dire par un grand veau dont les cornes garnies de boules devaient rester innocentes. Ceci vous prouve que les courses semblables qu’on vient d’inaugurer à l’Hippodrome pourront avoir un intérêt assez dramatique. En ma qualité d’aficionado[1], je voulus avoir des détails sur cet accident. Je m’adressai au garçon de l’hôtel. — Oui, me répondit-il, en m’apportant une brosse, j’ai entendu dire qu’un muchacho avait péri ; mais je n’y étais pas, je ne le connais pas et je n’en sais pas davantage. — Ce que c’est que l’habitude ! un jeune homme venait de périr misérablement, au milieu

  1. Amateur.