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à propos de M. Paul de Kock, qui a le privilège de fort dérider les Danois. Ce rapprochement est effrayant pour la réputation de notre littérature. Voici en l’honneur de l’auteur du Juif errant un sixain que je lus un soir au théâtre, dans un journal de Grenade ; il vaut la peine d’être connu :

Vos sois Francès, la Francia os merecia :
Pero no es patria mia ;
Y al ensalzar vuestro glorioso nombre,
Añado tristamente :
! O Dios omnipotente,
¿Porquè no es Español tan grande hombre[1]


Une femme avait signé cette poésie.

Un beau soir, las d’entendre les drames du boulevard, mes anciennes connaissances, éprouvant d’ailleurs le désir d’assister à des délassemens indigènes, j’allai voir un bal de bohémiens. Que Dieu vous garde de l’odeur que je respirai là ! Une douzaine de femelles atroces (on ne saurait donner le nom de femmes à ces créatures), aussi sales que hideuses, ayant des profils de chèvres et des mains de chauves-souris, exécutèrent devant nous, en compagnie de deux ou trois gamins indécens et d’une sorte de vieux mulâtre qui n’avait de blanc que les cheveux, je ne sais quelle danse impudique, beaucoup plus dégoûtante que voluptueuse. Ah ! monsieur Victor Hugo, monsieur Mérimée, dites-nous bien que la Esmeralda et Carmen n’étaient point des bohémiennes de Grenade ?

Quelques jours plus tard, je songeai au retour, et, ne voulant, ni abuser de la diligence ni quitter l’Espagne sans faire connaissance avec les arrieros, je m’enquis d’un muletier, qui s’engagea à nous fournir trois chevaux et à nous conduire à Malaga en un jour et demi. Le prix des trois chevaux et du guide, nourriture non comprise, fut fixé à 23 douros (130 francs environ, ce qui donne une idée de la cherté des voyages en Espagne, le pays du monde où l’on vous rançonne le plus effrontément. Le pire de la chose, c’est qu’au jour fixé il fallut monter à cheval à deux heures du matin. J’étais fatigué avant d’être parti. Notre petite caravane se mit en marche à travers les rues sombres. Le bruit des pas de nos chevaux efflanqués retentissait seul dans la ville endormie. C’est un sentiment fort triste que celui qui vous saisit quand vous traversez la nuit une ville inconnue. Nul ne songe à vous, nul ne vous connaît ; vous pouvez tomber au coin de cette borne sans qu’une porte s’ouvre pour vous recevoir. On a eu raison de dire que l’isole-

  1. A M. E. Sue : « Vous êtes Français, la France le mérite ; — mais elle n’est point ma patrie, — et en célébrant votre glorieux nom - j’ajoute tristement : — O Dieu tout-puissant, — pourquoi un si grand homme n’est-il pas Espagnol ? »