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profit et la perte, ce qui domine, c’est toujours ce qui est porté si haut chez l’auteur d’Hamlet : la préoccupation du détail, le talent de différencier. Comme chaque orateur au parlement a sa spécialité qu’il fouille dans tous les sens pour la connaître par le menu ; comme chacun s’occupe de son métier et concentre ses énergies ou ses goûts sur un but déterminé, les pensées de ceux qui pensent tendent obstinément à se spécialiser. Autant nous aimons à grouper, autant les Anglais se plaisent à diviser. Le nombre des biographies qui se publient à Londres est à lui seul un lait significatif. Nul diplomate, nul pieux pasteur ne peut mourir sans qu’un patient chroniqueur recueille laborieusement les moindres circonstances de sa vie, et trois gros volumes ne sont pas trop longs, rien que pour apprendre en quoi le défunt différait de tous les autres membres de la famille humaine.

Même au XVIIe et au XVIIIe siècle, alors que l’influence française se faisait le plus sentir en Angleterre, et que les mœurs de cour, les essais de monarchie absolue et sans doute aussi l’âge intellectuel momentanément traversé, par l’esprit anglais, contribuaient le plus à rapprocher de l’art classique les descendans de Shakspeare, il était facile de voir combien les instincts anglo-saxons se sentaient gênés sous l’empire de l’autorité et de la législation du beau absolu. Rien de plus curieux que de lire les pièces empruntées à notre répertoire par les poètes d’alors. En vain Murphy s’efforce-t-il d’imiter le Cocu imaginaire de Molière : chez lui, l’intrigue originale se complique ; elle recherche les effets qui naissent des contrastes. Le Sganarelle cesse de personnifier la jalousie ; il devient une espèce particulière de jaloux, un être chez qui la jalousie se mêle dans de certaines proportions avec d’autres penchans. Le type se fait individualité, l’abstraction se change en réalité.

On sait jusqu’à quel point l’Angleterre a donné libre carrière, à ces instincts depuis le commencement de notre siècle. Il semble qu’après avoir essayé pendant deux cents ans de se plier aux principes de la renaissance, après avoir fait son possible pour respecter ce que son éducation gréco-romaine avait voulu lui apprendre à respecter, elle ait définitivement résolu d’en finir avec une contrainte trop antipathique à sa nature. Shakspeare n’avait été pour elle que la fin du moyen-âge ; maintenant c’est de propos délibéré qu’elle suit sa pente. Dans le roman, elle a tourné le dos aux contes philosophiques, qui prétendaient peindre la raison et le cœur de l’homme de tous les temps et de tous le lieux. Ce qu’elle lui a substitué, les noms de Walter Scott, de Thackeray, de Dickens et de miss Edgeworth suffisent pour nous l’apprendre. Laissant là la poésie systématique, qui mettait sa gloire à paraphraser certains sujets consacrés d’après des règles sacramentelles, ses poètes lyriques, comme autant de quakers, n’ont plus voulu écouter que la voix intérieure qui parlait en eux. En philosophie enfin, elle a repris, avec Carlyle et bien d’autres, les traditions de Luther et de Bacon. L’intelligence, chez elle, ne s’est plus donné d’autre rôle que de constater et exprimer ce qu’elle apercevait, en d’autres termes, de définir des perceptions en les présentant uniquement comme les impressions causées à un être humain par la réalité.

À juger à priori, on serait porté à croire que ce changement de voie n’a pu manquer d’inaugurer une brillante ère dramatique, car, en poésie comme en chimie, analyser, c’est isoler de nouveaux élémens et se préparer ainsi une