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Et, à propos du suffrage universel, nous ne pouvons pas ne point remarquer ce qui se passe en ce moment. Il y a trente siéges vacans l’assemblée : il faut les remplir, et, pour cela, il faut faire des sélections dans seize départemens. Autrefois, avec les élections d’arrondissement, cela eût été fort simple. Aujourd’hui, avec le scrutin de liste et les élections départementales, il faut, pour un seul représentant à nommer, remuer profondément tout un département. Aussi plusieurs journaux, exprimant en cela le sentiment du commerce et de l’industrie, supplient le gouvernement de ne convoquer les électeurs qu’à la fin de janvier, parce que, sans cela, le commerce va de nouveau se trouver paralysé. Avec le suffrage universel, quand on électionne, on ne peut faire que cela : personne n’achète et ne vend plus ; on discute, on pérore on lit peut-être, mais on ne fait que cela. Plus d’affaires, plus de transactions, le commerçant, ne vendant rien, ne demande rien au fabricant, qui, ne fabriquant rien, ne peut pas payer ses ouvriers, qui, à leur tour, ne travaillant pas ou travaillant peu, consomment beaucoup moins, si bien que le boucher, l’épicier, le marchand de vin, le boulanger même, vendent moins, et, de leur côté, achètent moins, de drap ou de toile ; le cultivateur alors ne vend plus ses laines ou son chanvre, son vin ou son blé ou ses bestiaux. Les élections dans le suffrage universel, tel que la constitution l’a organisé, sont un chômage l’universel. Le moulin, la bêche, le rouet, le pressoir, la balance, la truelle, la pioche, la forge, s’arrêtent respectueusement pour voir fonctionner le scrutin, machine bruyante, mais peu productive. Nous ne sommes pas étonnés que, se voyant menacés d’un chômage de ce genre dans ce temps-ci, c’est-à-dire dans le temps de l’année le plus favorable aux affaire, le commerce et l’industrie demandent en grace qu’on veuille bien ajourner les élections. Singulier droit dont on détourne loin de soi l’exercice comme un embarras ou un danger ! Il faut choisir, nous disait un fabricant, entre les élections et les affaires. — Veut-on que nous fassions des affaires ? Trouve-t-on que cela importe à la prospérité du pays, au bien-être des ouvriers, au repos des villes ? Alors point d’élections avant la fin de janvier. Veut-on au contraire que nous fassions des élections et que nous soyons avant tout citoyens ? Alors nous ne ferons pas d’affaires. — Ce qu’il y aurait de pis, c’est qu’il y eût des élections, et que les gens honnêtes et laborieux n’y allassent pas. Les fainéans et les incapables, ceux qui ne connaissent et ne pratiquent que le métier des révolutions, ceux-là seuls iraient, et Dieu sait ce qu’il en adviendrait ! Les plus mauvaises élections sont celles qui, devant être faites par tout le monde, sont faites par le petit nombre.

Et voyez, continuait notre fabricant, comment vont les choses dans notre malheureux pays ! Je suis un vieux libéral, et conflit pour tel pendant quinze ans et plus. Me voici cependant forcé de souhaiter l’ajournement des élections et d’avoir l’air d’un fauteur de coups d’état. Ce n’est pas tout : j’aime le gouvernement parlementaire, j’aime le régime des assemblées délibérantes, et je crois que ce régime est celui qui honore le plus les nations ; mais quel spectacle nous donne en ce moment l’assemblée nationale ! C’est une halle par les cris et une salle d’armes par les duels. Nous avons la guerre civile en petit. Je sais bien que ces mœurs indisciplinées ne sont pas celles de la grande majorité de l’assemblée, et qu’il suffit de quelques brouillons tumultueux pour troubler toute une assemblée. Je ne m’en prends donc pas aux hommes, mais aux institutions,