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I

Quittons Saint-Hélier, et prenons à gauche par l’Esplanade, large digue destinée à défendre contre l’envahissement de la mer la route qui mène à Saint-Aubin. Du milieu des récifs, on voit surgir le château d’Élisabeth, que les flots entourent à marée haute. Le roi Charles II, encore, prince de Galles, y trouva un refuge à l’époque où son père cherchait un asile chez les Écossais, qui le trahirent. Comme symbole de sa vie errante, il a laissé dans cette forteresse une paire de bottes que l’on montre aux visiteurs. Après lui vécurent derrière ces lourdes muraille le grand Chandelier Clarendon, l’illustre auteur de l’Histoire de la Rébellion, et Cowley, qu’on appelait avxant Milton, le premier des poètes anglais ; tous les deux disgraciés et oubliés par ce même monarque dont ils avaient partagé la bonne et la mauvaise fortune ! Ces souvenirs historiques donnent un certain prestige au vieux château ; on oublie qu’il tient la place d’un monastère de religieux augustins, fameux par son architecture, célèbre par ses richesses, et dont il ne reste plus aujourd’hui aucune trace. Derrière les rocs qui servent de base à la forteresse et un peu plus avant dans la mer, se dresse un autre rocher taillé à son sommet en manière de plate-forme. Malgré les assauts de la vague, qui le bat pendant tout l’hiver un frais gazon le couvre en maints endroits. On le nomme l’Ermitage. La tradition veut qu’il ait servi de demeure au solitaire Hellerius, mis à mort par les compagnons du pirate Hastings vers le milieu du IXe siècle. L’histoire de ces deux rochers est donc en abrégé celle de l’île entière. L’apôtre du christianisme, apportant aux insulaires les lumières de l’Evangile, périt de la main des hommes sauvages qui devaient laisser leur nom à l’une des plus belles provinces de la France, les Normans. Bientôt l’église triomphe : un couvent, riche en dotations et qui semble dominer la contrée, atteste sa puissance ; mais au catholicisme succède la réforme, le monastère a fait place à la forteresse. Les guerres civiles produisent Cromwell et les têtes-rondes ; l’île de Jersey, fidèle aux traditions monarchiques, suit le parti des cavaliers. Elle accueille le fils du roi mort sur un échafaud, et, à dater de ce jour, elle apparaît aux proscrits, aux fugitifs de tous rangs et de tous pays comme un lieu de refuge.

D’où vient que le peuple des îles de la Manche se distingue par ce double caractère de loyauté[1] et d’indépendance D’un fait historique qui remonte fort loin : du crime de Jean-sans-Terre et de son expulsions de la Normandie, en L’assemblée des barons de Philipe-Auguste,

  1. Nous prenons ici ce mot comme synonyme de royalisme, acception qu’il n’a pas en français, mais bien en anglais et en normand de Jersey.