Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 4.djvu/946

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en déclarant le prince Jean indigne de régner sur les provinces normandes, prétendit très certainement le dépouiller aussi des îles de la Manche ; mais les habitans des îles en décidèrent autrement et c’était leur droit, disons mieux, c’était leur intérêt. Insulaires eux-mêmes, ils devaient par instinct se rallier à la grande île, l’Angleterre avec laquelle ils entretenaient déjà des relations suivies, et puis le duc déchu était de composition facile dans son malheur. Trop heureux de jeter son manteau écourté sur ce reste de la Normandie, qu’il venait de perdre par un assassinat, il accorda aux îles une foule de privilèges et d’immunités. C’est de lui que date la franchise des ports de tout l’archipel ; ce fut lui qui le premier fortifia les côtes et se chargea de les défendre à ses frais. Il fonda à Jersey et à Guernesey des cours royales[1], composées des élus du peuple, lesquelles jugent souverainement et appel les causes civiles et criminelles. Voilà sommairement tout le bien que fit aux îles de la Manche Jean-sans-Peur au lendemain de sa défaite et de sa déchéance. C’était comme le pendant de la grande charte qu’il accordait à l’Angleterre. Le peuple des îles ne fut plus ni français ni anglais, il resta normand ; le souvenir des bienfaits qu’il tient de la générosité intéressée d’un prince ne s’est point effacé chez lui : il voit dans les souverains qui ont accepté et confirmé cette charte particulière les plus sûrs garans de ses libertés. Il leur rend en respect et en dévouement ce qu’il reçoit d’eux en franchises et en privilèges. Aussi les plus ardens patriotes sont-ils ceux qui crient le plus sincèrement : Vive la duchesse de Normandie, reine d’Angleterre et d’Irlande ! C’est à peu près la devise des provinces basque : Vive le roi… et les fueros !

Il y a loin du pirate danois et du saint martyr aux blancs et frais cottages qui entourent la baie de Saint-Aubin. Cette baie, comme toutes celles qui ont quelque célébrité, se creuse en forme de croissant ; la mer, après avoir rongé le rivage jusqu’au pied des collines, a étendu sur cette plage immense qu’elle inonde et abandonne à chaque marée un lit charmant de sable fin. On conçoit ce que gagne au contraste de la grève cet hémicycle de collines partout cultivées, couvertes en maints endroits de beaux arbres au feuillage varié, et traversés ça et là par des vallées profondes, d’où les ruisseaux limpides, se précipitant parmi les bois de chênes et les haies fleuries, viennent étourdiment se jeter à la mer. Quand on a trotté pendant trois quarts d’heure le long de la grève, — le plus souvent entre des maisons proprettes et neuves, qui ouvrent d’un côté sur la campagne, de l’autre sur les flots, — on arrive à Saint-Aubin, vieille cité normande, solidement plantée

  1. L’une est pour l’île de Jersey, qui forme un état séparé ; l’autre pour Guernesey d’où relèvent, outre l’île de ce nom, celles d’Auregny, de Serk et de Herm.