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un ans, il faut tenir compte du mouvement de la population, et porter au moins à quatre mille le nombre total des individus. Or, sur ce nombre total, et dans la période que nous venons d’indiquer, l’évêque trouve cent quarante-trois moines susceptibles d’être réprimandés. Il les désigne tous par leur nom, en indiquant la nature de la faute ou du délit. Onze avaient manqué à leur vœu de pauvreté en conservant un peu d’argent dans leurs coffres ; dix autres avaient joué aux des ou chassé, malgré le précepte qui défend aux gens d’église de verser le sang des hommes ou des animaux ; vingt-quatre avaient troublé par leurs intrigues le calme et le bon ordre ; huit s’étaient laissé aller à la colère ; vingt-cinq buvaient avec excès, et soixante-quinze avaient encouru le reproche d’incontinence ; deux étaient soupçonnés d’avoir commis avec violence un attentat aux mœurs ; deux autres avaient volé et fait un faux. ’Ainsi, dans l’espace de vingt et un ans, et sur quatre mille individus, quatre seulement s’étaient rendus coupables de délits tombant sous le coup de la justice humaine ; les autres avaient péché contre la règle et la conscience. Si, comme on a tout lieu de le croire, la statistique de l’archevêque Rigaud est exacte et rigoureuse, on ne peut qu’admirer l’ordre et la régularité qui régnaient encore à cette date dans les maisons religieuses, et, suivant la juste remarque d’un critique normand, il faut singulièrement rabattre du reproche de dérèglement que tant d’écrivains ont fait peser sur les moines du moyen-âge : la vertu n’a pas toujours eu dans le monde une aussi belle majorité.

Les couvens de femmes, sous le rapport de l’austérité monastique et de la simple morale humaine, présentent des résultats moins satisfaisans. Sur treize établissemens de ce genre qui existaient en Normandie, quatre étaient absolument sans reproche ; trois sont notés pour des fautes légères, et six pour de véritables désordres. En ce qui touche les fautes légères, si le journal de l’évêque Rigaud eût été connu au XIIIe siècle, on n’eût point manqué de dire que Gresset y avait puisé l’idée de Vert-Vert, car on y trouve, aussi durement censurées par le prélat qu’elles ont été gracieusement chantées par le poète, toutes les coquetteries de la cellule, toutes les futilités du parloir, les grandes préoccupations des petites choses et cet amour des chiffons élégans qui l’emporte souvent dans le cœur des femmes légères sur l’amour terrestre, et qui semble aussi quelquefois dans le cœur des dévotes balancer l’amour divin. On avait beau faire, on ne pouvait venir à bout d’empêcher les religieuses de fermer leurs coffres à clé pour y enfermer de petits meubles et des objets de toilette, et elles se consolaient du regret de ne pouvoir s’en servir par le bonheur tout féminin de les posséder en fraude et de les regarder en cachette. Quelques-unes avaient des petits chiens, des écureuils, mais plus généralement des alouettes. Ce n’étaient là certes que péchés mignons ; cependant l’inflexible archevêque ne voulut pas même permettre aux pauvres filles ces innocentes distractions : il fallut sacrifier les écureuils et les alouettes. On se rejeta alors sur les poulets ; mais le sévère prélat intervint encore, et décida que ces oiseaux seraient nourris par la communauté, sous prétexte qu’ils étaient entre les sœurs un sujet constant de querelles. Ces détails sont bien minutieux sans doute, mais ils ont leur charme et surtout leur intérêt historique, en ce qu’ils montrent ce qu’était dans les âges de foi vive la vie monastique, à quelle abnégation l’autorité de la règle soumettait les individus, et combien dans les