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tromper, et que nos paroles pussent l’engager plus décidément dans cette voie. Le livre de M. Kühne, intitulé Hommes et Femmes de l’Allemagne, renferme douze biographies, douze portraits, toute une galerie combinée avec art où la variété des personnages ne nuit pas à l’unité de l’ensemble. Cette galerie s’ouvre par l’empereur d’Autriche Joseph II, et finit par le tableau : d’un vieux maître d’école de village, Frédéric-Froebel, occupé depuis trente ans à la réforme de l’éducation, et dont les plans, les études, les songes, nous reportent avec bonheur au fond d’un monde perdu, tant ils sont pleins des cordiales qualités de la nature allemande Entre l’empereur du XVIIIe siècle et l’humble instituteur du XIXe, entre le réformateur couronné et le naïf rêveur qui poursuit ses chimères dans l’ombre, il y a place pour bien des figures diverses, pour des figures sévères ou gracieuses qu’un même rayon décore.

Le portrait de Joseph II est très ingénieusement composé. Depuis plus demi-siècle, cette physionomie originale a été l’objet de bien des études ; il y a sur les entreprises et les échecs du fils de Marie-Thérèse toute une littérature spéciale qui ne s’arrête pas. Récemment encore, un estimable écrivain qui a joué un rôle honnête dans les révolutions de l’Autriche, M. Franz Schuselka, a publié des lettres inédites de Joseph II, qui ne forment pas moins de trois volumes. M. Gustave Kühne a lu toutes ces publications, il sait tout ce qui a été écrit pour ou contre le réformateur, et, au milieu des louanges passionnées des uns, au milieu des rancunes implacables des autres, sa vivante étude me paraît une sûre et fidèle image de la réalité. Les généreuses intentions de Joseph II, sa candeur vraiment inouie, la tranquille inexpérience avec laquelle il attaquait des difficultés invincibles, ce mélange de hardiesse novatrice et de despotisme intraitable, ce réformateur qui se propose de substituer du jour au lendemain une nation nouvelle, une nation sortie de son cerveau comme une Minerve, à celle qu’il a reçu la charge de transformer peu à peu, ce socialiste naïf, qui veut construire l’humanité d’après ses rêves, qui supprime le temps par ordonnances, qui décrète impérieusement ce que l’avenir seul peut donner par une série de transformations insensibles, — tout cela est rendu avec une sûreté de touche et une justesse de nuances qui fait le plus grand honneur au peintre. Le parallèle de Frédéric et de Joseph, du maître et de l’élève, du politique consommé et du rêveur candide, témoigne aussi d’une sagacité parfaite. La fin seulement est trop écourtée. « Frédéric, dit l’auteur en terminant, Frédéric méprisait l’homme, ses projets ont réussi ; Joseph avait une trop haute idée de l’espèce humaine, son œuvre a croulé. » La conclusion est spirituelle, elle est même vraie dans une certaine mesure ; était-ce point tant par une morale de ce genre qu’il convenait de clore cette étude ? Les réflexions se pressent dans l’esprit, quand on voit le socialisme, — c’est le mot propre, je le répète, — quand on voit, dis-je, le socialisme de Joseph II bouleverser inutilement l’Autriche. Que de leçons pour nous dans ce tableau ! Que de rapprochemens avec la situation présente de l’Europe ! Joseph II réunissait en lui les deux penchans les plus dangereux en sens contraire : la passion des réformes prématurées, le recours au despotisme violent. Entre ce double péril qui nous menace sans cesse, il n’y a qu’une voie : l’intelligence de ce qui est possible, la connaissance sans illusion, mais aussi le respect de l’humanité. Pourquoi M. Kühne s’est-il arrêté à l’endroit le plus sérieux de sa tâche ? pourquoi