Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/1122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son autorité tout entière, il a certes une belle place à prendre il obtiendra mieux que des suffrages passionnés, il obtiendra ce qu’il doit chercher avant tout, une action efficace et durable.

On voit par ces divers travaux que la critique demande commence à soupçonner la gravité de sa tâche. Si elle n’est pas encore assez vigoureusement armée pour faire une rude guerre à l’anarchie de l’intelligence, elle s’aperçoit du moins que le silence ne lui est plus permis ; elle s’accoutume à élever la voix. Il était temps qu’elle sortît de son repos pour réclamer sa place dans le combat des idées. Depuis Lessing, on peut le dire, l’inspiration originale, la force créatrice l’avait abandonnée ; elle était devenue un dilettantisme, plein d’éclat et d’érudition souvent, souvent diffus et vulgaire, presque toujours désintéressé dans les questions qui font de la littérature un instrument de salut ou de ruine. Au milieu du siècle dernier, la critique avait travaillé noblement à ressusciter une nation, elle avait repoussé les influences étrangères qui empêchaient le développement du génie germanique ; la révolution devenue nécessaire aujourd’hui est une révolution du même genre, quoique tout autrement sérieuse et liée à des intérêts bien plus sacrés. Il s’agit encore de retrouver l’esprit de l’Allemagne, mais ce n’est plus seulement dans le domaine de l’art, c’est dans l’ordre moral et social, dans tout ce qui touche au caractère, à l’ame, au fond même de la vie. Au XVIIIe siècle, Lessing détrôna les influences contraires aux traditions de la patrie et remit l’imagination germanique en possession d’elle-même ; où est le Lessing de la critique nouvelle, celui qui fera pour le caractère et l’ame de l’Allemagne ce que le premier a fait pour la poésie et le théâtre ? Ce Lessing, si nous ne savons du moins à quels signes on pourra le reconnaître. Il ne sera pas dupe des faux systèmes, car il viendra précisément pour dissiper les brouillards où se dérobe l’ennemi ; il cherchera dans le passé les physionomies qui représentent le généreux spiritualisme de l’Allemagne, et il montrera souvent aux fils égarés ces nobles images de leurs ancêtres : le passé toutefois ne l’occupera pas seul ; c’est sur le présent qu’il doit agir, c’est aux vivans que s’adresseront ses paroles ; et la franchise de son langage ne le cédera pas à l’élévation de sa pensée. En voyant ce qu’il y a de diversement estimable dans les travaux de M. Julien Schmidt, de M. Gustave Kûhne, de M. Charles Barthel, en voyant aussi leur manque, j’ai mieux compris ce que l’Allemagne exigerait du juge impartial qu’elle attend. Le jour où ces qualités éparses, devenues plus fortes et plus sûres, se réuniront dans un seul esprit, le Lessing dont nous parlons s’emparera de l’autorité, et le spiritualisme, que l’on croit vaincu à jamais, se réveillera à sa voix, comme s’est réveillé il y a un siècle, à la voix de l’auteur de Nathan, le sentiment à demi perdu de la poésie nationale.


SAINT-RENE TAILLANDIER.