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moyen de refaire et de rajeunir une scène depuis long-temps célèbre au boulevard, et que Frédérick Lemaître jouait à merveille. Quand Mercadet discute avec son gendre futur, le comte de la Brives, la dot de sa fille et les biens que le comte apporte à la communauté, le spectateur marche de surprise en surprise. Il y a dans le langage des deux interlocuteurs une souplesse, une richesse de supercherie qui appartient vraiment à la haute comédie. Ils mentent si effrontément, et se sentent pénétrés d’un tel respect à mesure qu’ils tâtent le terrain, que l’auditoire recueille avidement toutes les paroles de ces deux maîtres fripons. C’est, à mon avis, la meilleure scène de l’ouvrage. Il y a pourtant un créancier mendiant qui ne manque ni de nouveauté ni d’imprévu. Après avoir pleuré sur sa pauvre famille, réduite aux abois, par sa téméraire générosité, il finit par donner tête baissée, comme un enfant, dans un piége grossier, et je dois avouer que l’auteur a tiré de cette donnée un excellent parti. Au moment même où il vient d’obtenir par ses larmes un à-compte de 60 francs, il confie à son débiteur une somme de 6,000 francs. Alléché par l’espoir d’un gain chimérique, il oublie toutes ses doléances et ouvre son portefeuille que tout à l’heure il disait vide. Si le créancier-mendiant ne vaut pas la scène du contrat, il mérite, du moins les plus grands éloges. Quant à l’action, j’ai regret de le dire, elle est bien loin de pouvoir se comparer au mérite du principal personnage ; et cela se comprend sans peine. Il n’y a pas, en effet, d’action dramatique sans lutte, sans résistance, et, dès que Mercadet absorbe tous les personnages, il est facile de prévoir que l’action sera nulle. L’amour de Minard pour Julie, la substitution de La Brives à Godet, qui est parti pour les Indes avec la caisse de Mercadet, le retour de Godot avec une fortune colossale sont des incidens vulgaires qui nous ramènent à l’enfance de l’art. Il est évident que M. de Balzac ne connaissait pas encore les ruses du métier. Je constate le fait sans vouloir en faire le sujet d’un reproche, car bien des pièces construites selon les préceptes de l’industrie dramatique sont loin d’offrir le même intérêt, la même nouveauté. Le personnage de Mercadet ferait honneur aux plus habiles, et les plus habiles, malgré leur longue expérience, ne l’ont pas trouvé, ou n’ont pas su le mettre en œuvre. Mercadet posait devant eux, et le courage leur a manqué pour le dessiner d’après nature. C’est une preuve ajoutée à tant d’autres pour démontrer que le métier se défie volontiers de la nouveauté et se complaît surtout dans les redites.

M. de Balzac, rompu à toutes les ruses du récit, ignorait les ruses de la scène, et cherchait la vérité à tout prix, sans se préoccuper de la construction. Si le temps ne lui eût pas manqué, il eût compris sans doute la nécessité de parer, de ménager les effets, et sa persévérance aurait eu raison des obstacles qu’il rencontrait sur sa route. Mercadet, malgré l’imprévoyance de la composition, est une étude pleine d’intérêt. Le style de cet ouvrage rappelle en maint endroit le style de Beaumarchais. Malgré le mérite éminent qui recommande, le Mariage de Figaro, je pense que M. de Balzac aurait pu choisir un meilleur modèle. Il y a en effet dans le style du Mariage de Figaro une tension, un parti pris d’être spirituel à tout propos, qui ne tardent pas à fatiguer l’auditoire. Le valet de chambre du comte Almaviva, malgré sa verve inépuisable, n’est pas toujours naturel. Il nous amuse et nous charme d’autant moins qu’il a plus de