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Taliesin paraît avoir été originaire du Cumberland ; il était barde dans la maison d’Urien et assistait à toutes les batailles de ce temps ; puis, la mort d’Urien et des enfans de son maître venue, il s’en va de retraite en retraite, murmurant tristement parfois : « Hélas ! j’ai vu tomber le rameau et les fleurs ! » Voyez encore cette figure plus grave et plus tragique de Liwar’ch ! Liwar’ch est comme le roi Lear de la poésie bardique. Il avait eu vingt-quatre fils, tous tombés dans les luttes nationales ; il avait vu périr un à un les chefs bretons qu’il aimait ; il avait assisté aux irrémédiables défaites de sa race, — et seul, survivant à tant de désastres, arrivé à l’âge de cent ans, il ne lui restait plus qu’à se retirer près de l’abbaye de Lanvor, sur les bords de la Dee, où il passait ses derniers jours vêtu d’un savon de poil de chèvre et chantant avec amertume sa patrie vaincue et ses enfans. « O ma béquille ! disait-il avec une sorte de pitié douce et triste pour lui-même, — ô ma béquille ! tiens-toi droite, toi qu’on nomme le bois fidèle aux pas chancelans ! Je ne suis plus Liwarc’h pour bien long-temps. » Le souffle chrétien semble déjà passer dans la mâle et sombre poésie du barde centenaire, et quelque chose d’un Job celtique s’y fait sentir. C’est dans le monastère de Lanvor que Liwarc’h allait bientôt reposer ; c’est là aussi, sans nul doute, ainsi que l’indique M. de La Villemarqué, que ses vers ont été primitivement conservés pour passer jusqu’à nous. L’église, en recueillant le vieux barde, lui donnait son dernier asile d’abord et empêchait ses chants de périr.

Il n’est pas surprenant que la tristesse soit comme le fonds permanent des inspirations bardiques : la tristesse est le génie des races vaincues. Ces peuples malheureux emploient leur dernier souffle à se couronner de leurs souvenirs, à se raconter à eux-mêmes leurs désastres. Les poèmes des bardes, de Taliesin, de Liwarc’h, d’Aneurin, énumèrent les morts tombés dans chaque bataille ; ils montrent le reflet des incendies, les champs foulés aux pieds des chevaux et dévastés, les manoirs vides de leurs hôtes qui n’y doivent plus reparaître, les cités désertes, les églises croulantes remplacées par « des tertres de gazon où fleurit le trèfle, rouge du sang des guerriers bretons. » C’est là le côté héroïque et épique de ces poésies où rien de factice ne se révèle. La monotonie même de la plainte témoigne de la sincérité de l’émotion.

Les traditions historiques, les luttes nationales, ont la plus grande part dans les chants bardiques ; cela est bien simple. À côté cependant de ces chants historiques, il y a un autre genre de poésie que M. de La Villemarqué appelle les poèmes gnomiques de Liwar’ch, où la sagesse celtique se résume en triades, dans cette forme que M. Brizeux, le poète breton, a cherché à rajeunir sous le nom de ternaires. C’est probablement sur le soir de sa vie orageuse, peut-être même à Lanvor, que Liwarc’h rédigeait avec ses autres poèmes ces petites pièces qui