Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/148

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le plus difficile était d’exécuter ce projet sans donner l’alerte à Cristino, et j’allais déjà m’élancer à pied vers la hutte, quand, son examen fini, le gaucho s’écria : — À cheval ! je sais maintenant de quel côté nous devons courir.

Le Chileño repassa le pont, se jeta en selle et prit de nouveau les devans au galop. C’était heureusement dans la direction de sa cabane. L’unique rue du village que nous traversâmes était plongée dans une obscurité complète. Quelques curieux, devinant peut-être la cause des allées et venues de Cristino, se montraient çà et là sur le seuil des huttes. Silencieux, le gaucho n’échangeait aucun salut avec ses voisins et continuait sa course au milieu des aboiemens des chiens de garde. Le capitaine et moi, fort contrariés de battre les bois au lieu de souper, nous ne parlions pas davantage. Dans une seule cabane, on ne dormait pas ; dans celle-là seule, le foyer jetait encore quelques lueurs : c’était la hutte de Fleur-de-Liane. Mes deux compagnons passèrent outre comme un ouragan ; contenant légèrement mon cheval, j’eus le temps de jeter sans être vu par la porte ouverte le bouquet aux pieds de celle à qui je le croyais destiné. Je la vis tressaillir, ramasser les fleurs symboliques, et je repris le galop.

Après avoir laissé derrière nous le petit village de Palos-Mulatos, nous nous enfonçâmes dans un assez long sentier qui, sous les arches de verdure dont il était couvert, eût semblé sombre comme un souterrain, si la lune n’eût réussi à glisser quelques rayons à travers les rares interstices des branchages entrelacés. Nous chevauchions en pleine forêt vierge. Parfois, en galopant à la suite du gaucho, nous étions forcés de nous baisser sur notre selle pour nous dérober aux étreintes de la végétation parasite qui de toutes parts nous enveloppait. Les longs éventails des palmiers obstruaient à chaque pas notre route. Sur la terre molle et spongieuse du sentier, le pas de nos chevaux ne produisait aucun son, et respectait les harmonies nocturnes de ces splendides forêts. Au bout d’une demi-heure de galop, nous tournâmes brusquement à gauche par un sentier plus étroit embranché sur le premier, et qui nous conduisit à une petite cabane vivement éclairée par la lune. De gigantesques lataniers étendaient sur le toit de la hutte comme de vertes persiennes leurs éventails aux lames aiguës. Le gaucho poussa impétueusement son cheval vers cette cabane. — Ici demeure, nous dit-il, l’homme qui connaît le mieux ces forêts ; lui seul nous dira où il faut chercher Saturnino. Holà ! Berrendol dormez-vous ?

Personne ne répondit, et le Chileño impatienté heurta rudement du pommeau de son sabre la cloison de bambous. Aux coups redoublés qui se succédaient, la voix d’un homme répondit enfin :

— Qui m’appelle, et pourquoi ce vacarme ?