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— Oui, sans doute, il est brave comme pas un, et c’est pour cela qu’il ne fuirait pas ; mais, quant à se défendre contre Cristino, il n’en fera rien. Vingt fois il a tenu la vie du meurtrier de sa famille entre ses mains, lorsqu’à l’affût des chevreuils il le voyait traverser ces bois sans en être vu, et chaque fois le souvenir de la fille a protégé le père.

J’avais atteint le but que je m’étais proposé, et j’allais reprendre le chemin par lequel j’étais venu, lorsque la mère alarmée s’écria : — Jesus Maria ! le voici ! Et la pauvre femme, dont l’œil, quoique affaibli par l’âge, avait été plus perçant que le mien, se tordit les mains avec angoisse. Ce ne fut toutefois que l’émotion d’un moment. Reprenant tout son sang-froid, elle courut vers un cheval attaché à un piquet à quelques pas derrière la hutte, et se mit à le seller précipitamment.

Cependant mes regards s’étaient portés du côté de la lisière de palmiers où la veuve de Vallejo venait d’apercevoir son fils. Je pus alors voir distinctement le jeune chasseur qui marchait d’un pas ferme vers la hutte, dans toute la confiance et la vigueur de la jeunesse, tandis que la lune faisait briller le canon d’une carabine jetée sur son épaule ; mais je remarquai bientôt avec inquiétude que le long de l’enceinte des palmiers rôdait un nouvel arrivant. À sa haute taille, à son épaisse chevelure blanche, je crus reconnaître ce Villa-Señor dont le capitaine Castanos m’avait fait minutieusement le portrait. La figure du rôdeur nocturne ne fit toutefois que m’apparaître comme un de ces fantômes qui traversent les rêves. Après avoir fait quelques pas dans la clairière, l’inconnu rebroussa chemin et rentra brusquement dans le taillis. Pendant que j’observais ainsi tour à tour le jeune Saturnino et le taillis de palmiers où l’individu suspect avait sans doute cherché un abri, l’incendie allumé par Berrendo redoublait de violence, et par intervalle les échos répétaient les mugissemens des taureaux sauvages, les glapissemens des chacals qui fuyaient éperdus devant les flammes.

Au moment où Saturnino arrivait près de la cabane, sa mère achevait de seller le cheval ; elle courut vers son fils, le serra dans ses bras, et je l’entendis murmurer une ardente prière. Les momens étaient précieux, et je me demandais comment le vindicatif et impétueux gaucho n’avait pas encore atteint la clairière. La flambée seule, qui l’avait sans doute forcé de faire un détour, expliquait ce retard. Le jeune homme se dégagea doucement des bras de sa mère, et, sourd à ses supplications, s’avança vers moi. Un étonnement bien marqué, mais sans le moindre mélange de frayeur, se lisait sur les traits du fils de Vallejo, où je retrouvais, avec une nuance de mélancolie de plus, cette expression de fierté douce et d’exaltation contenue qui m’avait frappé chez Fleur-de-Liane.

— Il y avait entre Cristino et moi, s’écria-t-il, une trêve tacite ; qui a pu la rompre si soudainement ?