Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle. Nous nous laissons troubler, nous ne nous en défendons point, par le contraste trop sensible qu’offrent actuellement dans cette affaire de la révision l’aspect du pays et celui de l’assemblée législative.

D’un côté, en rabattant même tout ce qu’on en veut rabattre, il a évidemment dans le pays une impulsion considérable. Onze cent mille pétitionnaires sollicitent une mesure qu’ils estiment une mesure de salut public, et qui peut être en même temps une mesure très constitutionnelle, très conforme au droit en vigueur. Cette conformité avait même d’abord tellement frappé les esprits, qu’on espérait obtenir sans trop de peine l’assentiment dont on avait besoin. On était si persuadé de la simplicité du but, de l’ampleur et de régularité du chemin par où l’on y marchait, que l’on ne faisait plus assez la part des obstacles : on est aujourd’hui payé pour la faire, et la surprise fâcheuse qui a dû s’ensuivre chez beaucoup de gens n’est pas de nature à grossir le mouvement. Le mouvement révisioniste n’en est pas moins un des plus significatifs et des plus étendus qu’il y’ait jamais eu dans notre pays. Nous sommes une nation variable et ondoyante, comme disait Montaigne. Avait-on déjà dans cette ondoyante mobilité de la France une même pensée réunir sous forme palpable cette immense adhésion, et quelle pensée, prenons-y garde ? Non pas l’humble pensée de sanctionner un fait accompli par un oui banal (nous arrivons vite alors à l’unanimité), mais au contraire la pensée toute politique de préparer de sang-froid le meilleur ordre possible pour un avenir trop incertain. M. de Broglie a caractérisé très exactement cette préoccupation extraordinaire, en jugeant, d’après son propre voisinage, qu’elle était l’effet « d’un désir immodéré d’échapper aux révolutions. » C’est comme cela seulement qu’il peut s’expliquer « cette impétuosité de l’opinion publique. »

Le dénombrement analytique des pétitions ne permet pas d’en tirer d’autre conséquence. Comment en effet répartir ces onze cent mille signatures ? Quelles sont les nuances par où l’on peut distinguer les signataires ? Le pétitionnement a roulé sur trois points à la fois : on a demandé soit la prorogation du président, soit la révision du pacte de 1848 avec la prorogation présidentielle, soit la révision toute seule ; mais maintenant sur quel point la demande a-t-elle été la plus faible et sur quel point la plus forte, quand les trois cependant se touchaient de bien près dans les intelligences des simples ? L’issue la plus suspecte d’être une issue révolutionnaire, c’est à première vue la prorogation toute pure ; aussi n’est-ce que la grande minorité qui aurait l’envie de passer par seule, au contraire, comme elle est en ces termes le moyen de changement le plus correct et le plus irréprochable, c’est celui-là que l’énorme majorité des pétitionnaires implore de la sollicitude des législateurs. On n’a point assez commenté le sens moral de ces chiffres : encore une fois ils attestent la véritable nature du vœu national. Le vœu ne va directement à l’adresse ni au bénéfice de personne ; ce n’est point un vœu d’affection et d’enthousiasme pour un individu, c’est un vœu de défense et de conservation pur le pays. Si les circonstances ont voulu que cet intérêt général de conservation s’accordât, au lieu de l’exclure, avec l’intérêt particulier d’une fortune individuelle, ce n’est pas une raison pour que l’on risque, pour que l’on détruise la fortune publique plutôt que de faire celle-là. Les jalousies, les inimitiés privées raisonnent de la sorte ; le pays en masse obéit avant tout à la conscience de ses