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d’une autre race, l’harmonie d’un autre monde ; mais (les dilettanti me pardonnent !) c’était délicieux. On eût dit un oiseau d’un autre hémisphère gazouillant des sensations complètement inconnues dans celui-ci. Sans doute je suis d’une nature un peu chinoise, ou du moins un peu asiatique, car rien n’égale mon amour pour les chants de l’Orient, sinon mon horreur pour le piano, cet instrument sans cœur et sans entrailles qui, ainsi que certains êtres créés pour vibrer aussi, mais que Dieu a maudits, ne livre à la passion, à l’amour, à la poésie que des cordes sans énergie, une ame de sapin, des petites notes toutes faites et un clavier insensible. La plus grande émotion musicale que j’aie jamais éprouvée, c’est à un matelot grec que je la dois. J’arrivais à Syra par une nuit étoilée ; notre navire était à l’ancre dans la rade ; tout l’équipage était couché, et je me promenais seul sur le pont. Tout à coup une barque passa, dans laquelle un homme chantait en ramant. Ce qu’il chantait, nul ne le sait, il l’ignorait lui-même ; mais cette complainte d’une mélancolie déchirante, que le vent emportait sur les flots, m’entra si bien dans le cœur, que je me mis à pleurer comme un enfant. Je ne me pique cependant pas d’avoir les larmes faciles, et je défierais volontiers tous les chanteurs de l’Opéra, comme aussi tous ses compositeurs patentés, de me plonger dans cet état de sentimentalisme sans cause et de niaise béatitude. À mon Chinois je ne ferais point ce pari. Il connaît le secret du matelot de Syra. Toutes les mélopées d’Orient ont la même origine et le même charme inexplicable. Je me demandais, il y a un instant, à propos des couleurs, comment les peuples d’Asie pouvaient mélanger avec tant de bonheur le vert et le bleu, qui sont inconciliables en Europe ? Comment aussi peuvent-ils donc arriver à des harmonies saisissantes en accouplant des notes dissonnantes qui hurlent chez nous de façon à désespérer tous les chats qui les entendent ? Voilà un autre problème dont aucun traité de contre-point ne donnera la clé, et que pas un musicien n’expliquera. J’aurais voulu savoir le chinois pour causer de ces choses et de mille autres avec cette jolie famille du Céleste-Empire ; mais, la sérénade finie, la petite dame se leva brusquement et se sauva en martelant le parquet avec ses pieds ronds, comme aurait pu faire une gazelle en trottant ; sa suivante disparut avec elle, les marmots la suivirent ; le joueur de flûte prit le même chemin après m’avoir fait un petit salut amical, et je me trouvai vis-à-vis d’une douzaine d’Anglais, à moitié endormis, qui ne semblaient pas avoir pris grand plaisir à la chose.

Je parlerais de l’Orient long-temps encore, s’il ne fallait imposer une limite même à ses plus irrésistibles prédilections ; l’Occident vaut bien la peine d’ailleurs qu’on revienne à lui : de Chine, passons donc en Europe ; à l’exposition, c’est un voyage d’une minute. Nous visiterons les petits états d’abord pour arriver ensuite à la lutte des grandes