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tour à tour. La condition des contemporains est autre : le crime leur apparaît dans sa réalité saisissante ; les sentimens de leur ame ébranlée jettent tout leur poids du côté du jugement de la conscience. La perversité morale que supposent les faits dont ils sont témoins, les spectacles de douleur qui passent sous leurs yeux absorbent leur attention, et, tout entiers au présent, il leur est difficile d’ouvrir leur ame à ce lointain espoir, que la main réparatrice du Dieu qui gouverne le monde saura faire porter quelques fruits heureux à l’arbre empoisonné des crimes et des folies des hommes. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si M. de Biran fut exempt de toute disposition à atténuer le caractère odieux des scènes de la terreur. Il ne se dissimulait ni les plaies de l’ancienne société ni la destruction définitive d’un ordre de choses qui, dans plusieurs de ses élémens, ne devait jamais reparaître ; mais il ne trouvait pas de paroles assez fortes pour rendre l’indignation qu’excitaient en lui les scènes de violence, d’oppression et d’anarchie dont il était le triste spectateur. « Le sang précieux versé par les tyrans de la patrie infortunée » lui paraît suffire « à effacer la mémoire de tous les bûchers allumés par la féroce inquisition[1], » et il exprime constamment son horreur profonde pour ce principe, que le salut du peuple justifie tous les crimes et transforme en actes licites les plus odieux attentats.

Les travaux dans lesquels M. de Biran cherchait l’oubli des malheurs publics étaient de diverses natures. Les mathématiques, les sciences naturelles, les écrivains classiques, occupaient tour à tour ses loisirs ; mais l’étude qui, plus que toute autre, le captivait, c’était l’étude de lui-même, ainsi qu’on peut s’en convaincre en feuilletant un cahier volumineux qui porte les dates de 1794 et 1795. Seul, en face de sa pensée, il aime surtout à analyser ses sentimens, à se rendre compte de ses impressions, à rechercher dans les circonstances du dehors ou dans l’état de sa santé la cause de ses mouvemens alternatifs de joie ou de tristesse, d’espérance ou de découragement. Il se trouve ainsi conduit sur le terrain propre des recherches qui ont la nature humaine pour objet. Pour bien comprendre la carrière philosophique de M. de Biran, il ne faut jamais oublier qu’il ne fut pas conduit à la philosophie par le désir de connaître les secrets de l’univers, ni même par le désir d’acquérir les sciences de l’homme en général, mais par le besoin de se rendre compte de son propre moi. Le connais-toi toi-même, avant d’être pour lui une règle de méthode scientifique, fut tout d’abord un instinct.

Cet instinct le conduisit immédiatement à la question qui s’offre la première à un homme préoccupé de soi : — Où est le bonheur, et que

  1. Journal intime, avril 1795.