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solitude en la partageant. Ce fut le 1er juillet 1798 qu’il établit de nouveau son domicile à Grateloup.

Le jeune penseur avait été mûri par les années. Rendu à ses études, il se sentit assez fort pour produire au dehors le résultat de ses méditations. Une question posée par l’Institut sur l’influence de l’habitude éveilla son intérêt, et un succès des plus flatteurs lui apprit que le travail opiniâtre auquel il s’était livré n’avait pas été perdu. Le Mémoire sur l’Habitude, couronné en 1802 à l’unanimité des suffrages, fut imprimé en 1803. Cet écrit eut un succès d’estime des plus prononcés auprès des hommes capables de se former à ce sujet une opinion réfléchie. Il n’eut pas un succès de vogue ; la nature de la question discutée ne le comportait pas, et le style du Mémoire portait l’empreinte trop visible d’une réflexion solitaire. — Non-seulement l’écrivain se tient en garde contre les suggestions de tout sentiment un peu vif, mais on voit qu’il lui suffit de bien s’entendre avec lui-même. Uniquement préoccupé du désir de se rendre compte de sa propre pensée, il songe peu à la nécessité de mettre ses idées en relief dans une exposition qui en facilite à tous l’intelligence. De là un style qui donne lieu parfois au reproche d’obscurité et ne se prête pas mieux que le fond même de la pensée à un succès populaire. Lorsqu’on connaît l’avenir qui était réservé à l’auteur du Mémoire sur l’Habitude, il n’est pas difficile de découvrir dans ce premier écrit quelques-uns des germes qui, par leur développement, le conduisirent à une rupture complète avec l’école de Condillac ; mais ces germes sont assez cachés pour que l’auteur lui-même n’en eût pas la conscience. Son but avoué n’est autre que d’appliquer les principes généralement admis à la solution d’une question de détail. Il fait ouvertement et avec bonne foi profession de fidélité à la doctrine régnante, et il appelle ses maîtres les hommes qui venaient alors de prendre avec éclat le sceptre de l’école : Cabanis et de Tracy. Maine de Biran forma dès-lors, avec ces deux écrivains, les liens d’une amitié durable que de profondes diversités de doctrines ne réussirent pas à ébranler[1]. Il eut sa place marquée dans les rangs des idéologues, et on le considéra, autant que pouvait le permettre son séjour habituel en province, comme un membre de la société d’Auteuil.

À la même époque où il jetait ainsi les bases de sa réputation, le lauréat de l’Académie fut atteint par l’épreuve la plus douloureuse : la compagne de sa vie, la mère de trois enfans[2], qui étaient venus animer et réjouir sa demeure, fut retirée de ce monde le 23 octobre 1803.

  1. Les correspondances que nous avons sous les yeux établissent ce fait. Celle de Cabanis s’arrête au 8 avril 1807, celle de Destutt de Tracy au 13 mai 1814.
  2. Maine de Biran avait eu deux filles qui sont mortes sans alliance, et un fils, M. Félix de Biran, propriétaire actuel du domaine de Grateloup.