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entièrement interrompu, la vie du monde consuma une partie assez considérable du temps dont les affaires publiques le laissaient disposer. D’anciennes habitudes se réveillaient sous l’empire des circonstances, et il se livrait facilement, quitte à s’en faire ensuite des reproches, à son instinct de sociabilité. Un spectateur étranger pouvait le juger dans son élément lorsqu’il se livrait dans un cercle choisi aux charmes de la conversation. Un grand fonds de bienveillance, une politesse exquise, une foule d’aperçus heureux provenant d’un esprit cultivé par la réflexion, lui conciliaient la faveur générale, et semblaient faire de lui un homme du monde dans le meilleur sens de ce mot ; mais il payait cher les succès de cet ordre et les jouissances momentanées qu’il pouvait rencontrer dans les salons de Paris. Une voix intérieure lui répétait sans cesse que, tandis qu’il se livrait ainsi au mouvement du dehors, la vie intérieure tendait à s’affaiblir. N’avait-il rien de mieux à faire qu’à user dans des conversations, toujours quelque peu frivoles, des facultés dignes d’un meilleur emploi ? Ne lui suffisait-il pas de passer de longues heures dans des corps politiques où il aurait mieux fait de ne pas être, sans consumer encore le reste de son temps dans des réunions insignifiantes ? « Pourquoi vais-je dans le grand monde ? Est-ce que je suis homme de salon ? Quel rapport y-a-t-il entre ces hommes et moi ? — O misère que cette vie de Paris où je perds tout ce que je vaux ! » Ces plaintes remplissent le Journal ; elles sont d’autant plus vives, que l’auteur semble méconnaître les avantages réels qu’offre sa nouvelle résidence pour le développement de sa pensée. À la solitude de son département Maine de Biran voyait succéder autour de lui le mouvement intellectuel d’une des belles périodes des lettres françaises. Une société philosophique le réunissait, à de courts intervalles, à des hommes tels que MM. Royer-Collard, Ampère, Cousin et Guizot ; mais les ressources extérieures étaient de peu de prix aux yeux du philosophe de Bergerac. Un regard persévérant attaché sur les faits de l’aine était pour lui la seule condition de la science.

Un théâtre sur lequel le résultat des travaux de la pensée pouvait se produire avec éclat n’avait rien non plus de propre à le captiver. La gloire n’entrait pour rien dans les motifs qui l’excitaient au travail. Le désir de fixer l’attention des autres lui semblait la disposition la plus contraire à la recherche de la vérité, et il va si loin dans cette conviction, qu’il semble admettre - entre le succès d’une pensée et sa vérité - une opposition absolue. L’éclat que peut répandre au dehors une découverte philosophique lui paraît presque une preuve que la découverte n’est pas réelle, et que l’imagination qui séduit la foule a remplacé chez l’auteur cette réflexion calme et profonde qui n’est jamais appréciée que du petit nombre. Satisfait de penser pour lui-même, il éprouvait donc au moindre degré possible le désir de propager ses idées, d’agir sur les autres, de se faire des disciples. Paris