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successif de ses vues scientifiques avec le dernier cadre dans lequel il voulait jeter ses pensées. La théorie des trois vies est sa propre histoire.

Les pages qui terminent le Journal intime sont écrites sous la visible influence des douleurs qui présageaient la maladie à laquelle l’auteur devait succomber. On sent qu’une main fiévreuse a tracé ces lignes auxquelles la pensée d’une mort si prochaine imprime un caractère solennel. M. de Biran n’avait pas encore trouvé la paix ; on le voit se débattre jusqu’à la fin contre les incertitudes de son esprit, les habitudes de son imagination et les retours des anciens penchans qui l’attachent au monde ; mais la faiblesse croissante de l’organisme et un désenchantement toujours plus prononcé de la vie terrestre tournent de plus en plus ses regards vers le séjour du repos éternel. La nécessité de la grace est la dernière pensée inscrite sur ces pages auxquelles avaient été confiées tant de pensées diverses, tant d’impressions intimes.

Les dernières lignes du Journal portent la date du 17 mai 1824. Le 20 juillet, Maine de Biran remettait son ame entre les mains de Dieu. Que se passa-t-il dans cette ame pendant ces longs mois qui virent succéder à de vagues angoisses les souffrances d’une maladie déclarée ? Il n’appartient pas à une main humaine de soulever le voile qui couvre l’accomplissement des secrets desseins de Dieu à la dernière heure de la vie. La fin de Maine de Biran porta tous les caractères d’une mort chrétienne, et il est permis de voir dans l’expression de ses derniers sentimens non pas un de ces retours tardifs et suspects à des espérances trop long-temps dédaignées, mais le commencement d’une vie dirigée, à travers bien des obstacles et des douleurs, vers les consolations de la foi.

Cette vie, nous venons de la raconter dans quelques-unes de ses phases les plus secrètes. C’est, à vrai dire, la progression du sensualisme au christianisme qui est le grand fait de cette destinée solitaire, telle du moins que nous la montre le Journal intime. Bien qu’appelé à prendre part aux plus grandes affaires de l’état, M. de Biran n’a pas laissé de trace marquée dans l’histoire politique de son pays. Son nom grandira dans l’ordre de la science, lorsque ses travaux seront connus mieux qu’ils ne peuvent l’être aujourd’hui. La droiture de sa conscience et les longues douleurs nées des luttes de sa vie morale lui concilieront la sympathie de tous ceux qui, comme lui, sont doublement froissés par les déceptions de la vie et par la triste expérience de leur propre faiblesse.


ERNEST NAVILLE.