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notre malheur aux péchés des hommes, et pourtant je n’ai pas le courage de te ranger au nombre des fléaux de Dieu, de ces instrumens de sa colère avec lesquels il châtie en ce monde les injustes et les méchans… Jette les yeux sur le Christ, qui a tant fait de bien et tant souffert de mal ! Pour être à lui, pour vivre avec lui, il faut aimer ses ennemis et prier pour ceux qui vous persécutent. Si l’empire romain t’a fait du bien (bien terrestre et passager comme lui), si, dis-je, il t’a fait du bien, ne lui rends pas le mal pour le bien ; s’il t’a fait du mal, ne lui rends pas le mal pour le mal. Ce qu’il t’a fait, je ne veux pas le discuter, et je ne suis pas compétent pour le juger ; je parle à un chrétien, et je lui dis Ne rends pas le mal pour le bien, ne rends pas le mal pour le mal !…

« Oh ! si tu n’avais pas une femme, je te dirais, comme à Tubunes, de vivre dans la sainteté de la continence, et j’ajouterais (ce que je ne te dis point alors) de t’arracher, autant qu’il t’est possible, au métier de la guerre, et d’embrasser, comme tu le voulus autrefois, la vie des solitaires, ces soldats du Christ qui combattent en silence non pour tuer des hommes, mais pour dompter les puissances du mal. Ta femme m’empêche de t’y exhorter, car, bien que tu n’eusses pas dû l’épouser après tes engagemens de Tubunes, elle t’a épousé, elle, dans l’innocence et la simplicité de son cœur. Puisque ce parti n’est plus possible, reste du moins fidèle à Dieu, dégage-toi des passions du monde, garde loyalement ta parole, et, s’il t’est imposé de continuer encore la guerre, ne la fais qu’en vue de la paix : ce sont choses que ta femme ne peut ou ne doit pas empêcher. La charité m’a poussé à t’écrire cette lettre, ô fils très cher ; l’esprit saint dit quelque part : « Réprimande le sage, et il t’aimera ; réprimande le « fou, et il te haïra. » C’est au sage que j’ai voulu écrire. »

Cette lettre où la fermeté du conseiller ne perdait rien au langage de l’ami et du prêtre, cette lettre tendre, sensée, courageuse, resta sans réponse. Bonifacius, dont les affaires déclinaient rapidement, s’abîma de plus en plus dans l’opiniâtreté de sa révolte. Voyant les villes de la Proconsulaire et de la Numidie faire l’une après l’autre leur soumission aux officiers impériaux et le vide s’étendre autour de lui, il perdit la tête et demanda du secours aux Vandales. Les historiens modernes ont supposé, non sans vraisemblance, qu’il se laissa entraîner à cette démarche par la femme qui fut son mauvais génie, et sur qui l’austère Augustin ne craignait pas de faire peser la responsabilité des malheurs publics : l’Espagnole, en relation avec les rois vandales, put aisément préparer et diriger la fatale négociation. Un traité en règle, conclu avec Genséric, qui venait de monter au trône des Vandales, lui assura la possession de la Mauritanie pour prix de sa coopération armée, et, comme Genséric n’avait point de vaisseaux, Bonifacius lui fournit les siens. Une flotte romaine, passant et repassant d’une rive à l’autre du détroit de Gadès, versa sur la côte de la Mauritanie quatre-vingt mille Vandales : c’était toute la nation, hommes, femmes et enfans. Genséric eut à peine dressé ses tentes sur le sol dont il devenait