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faire de ce livre-là sa bible. La soif de la justice et de la droiture, le besoin de toujours monter, d’aller de l’élevé au plus élevé, le respect de soi et des autres, y atteignent à un sublime auquel l’ame humaine n’était pas encore arrivée, ou du moins qu’elle n’avait jamais trouvé moyen de traduire en paroles. Après avoir lu In memoriam, on ne voit plus surtout où peut s’arrêter la puissance d’admirer, de préférer, d’éprouver de ces attachemens et ces respects qui signifient que l’on distingue souverainement une chose de toutes les autres. Peut-être quelques extraits auront-ils plus d’éloquence que mes éloges.

« Ton esprit, avant notre fatale séparation, allait sans cesse de l’élevé au plus élevé, — comme monte vers le zénith la flamme de l’autel, comme à travers l’élément grossier remonte l’élément plus subtil. Mais tu t’es changé en quelque chose d’étrange, et ma pensée ne peut plus suivre les liens qui relient les phases nouvelles de ton être. Cloué sur la terre, je ne puis plus participer à tes transformations. Rêve insensé ! que ne peut-il pourtant s’accomplir ? Que ne m’est-il possible de me faire des ailes de ma volonté, pour franchir d’un bond toutes les gradations de vie et de lumière, et pour prendre pied d’un coup à tes côtés ? car, bien que ma nature cède rarement à cette vague frayeur qui s’attache pour nous à la mort, bien qu’elle ne s’épouvante pas des gouffres d’en bas, des gémissemens qui montent des champs de l’oubli, — souvent cependant, quand le coucher du soleil enveloppe la plaine, j’aperçois en moi un trouble secret, une sorte de spectre qui me glace : la pensée que je ne marcherai jamais plus de pair avec toi, que j’aurai beau me hâter, l’ame toujours en haut, vers les merveilles où tu seras arrivé ; que, sans te rejoindre pendant les siècles des siècles, je serai toujours une vie en arrière…

« Est-ce bien vrai ? Désirons-nous que les morts soient près de nous, à nos côtés ? ’N’est-il nulle faiblesse que nous tenions à voiler, nulle bassesse secrète qui ait peur au fond de notre être ? Lui dont l’approbation était le but de mes efforts, dont le blâme m’inspirait, tant de respect, faudra-t-il qu’il voie à nu quelque honte cachée qui me fera baisser dans son amour ? Craintes menteuses, je fais insulte à la tombe. L’amour sera-t-il condamné pour avoir eu trop peu de foi ? La mort est grande ; la sagesse doit être son partage. Que les regards des morts me pénètrent d’outre en outre ; soyez près de nous quand nous montons ou quand nous tombons. Comme Dieu, vous suivez l’orbite des heures avec des yeux autres et plus vastes que les nôtres. Il y a en vous de quoi nous comprendre et nous excuser tous. »

Malheureusement, toutes ces traductions ne traduisent pas. On parvient à rendre des idées ; mais comment rendre le magnétisme d’un morceau dont la valeur réside dans l’émotion où il jette le lecteur ? L’effet produit dépend de trop de choses : il dépend de l’allure de la phrase qui vous transmet un mouvement plus ou moins pressé ; il dépend des multiples sensations que chaque mot évoque à la fois d’après les diverses situations où on est habitué à l’entendre employer.

En général, je doute que M. Tennyson puisse jamais être pleinement