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l’Olympe. Si tu habites le terrestre séjour, ô heureux et trois fois heureux ton père et ta mère ! mille fois plus heureux celui qui, au prix de tout son bien, obtiendra que sa main soit unie à la tienne ! »

Sans doute mon regard exprima cette pensée, car l’inconnue, confuse, posant l’assiette avec précipitation, fit de timides efforts pour retirer le bras que je tenais captif. Je ne lâchai pas ; la maritorne qui guettait près de la cour, et dont la mine tantôt joyeuse, tantôt inquiète, paraissait jouir de ma stupéfaction et craindre une surprise du dehors, adressa une phrase rapide à sa compagne. Celle-ci prit courage, et, plus rouge qu’une grenade mûre, elle me dit ce seul mot : Vasiliky ! qu’elle accentua de façon à me convaincre qu’il signifiait plus qu’il n’était gros. Je répétai tout haut : Vasiliky, cherchant en l’air le don des langues ; puis elle me montra le ciel, le soleil, l’horizon, la mer, la frégate, que sais-je ? toute la nature, — imita le geste du rameur qui fend l’onde avec l’aviron, et prononça d’autres paroles aussi incompréhensibles que la première. J’étais désolé de ne pas savoir le grec ; j’essayai du français. À son tour, je la vis désappointée ; elle ne répondit rien, et son visage s’assombrit. À bout de moyens, je l’attirai en souriant sur mon banc ; mais elle résista et voulut une seconde fois dégager sa main des miennes. Je serrai plus fort ; aussitôt elle courba la tête, l’animation de ses joues disparut, et la servante, à qui ce manége n’avait pas échappé, m’interpella avec fureur. Mon jeune cœur se soulevant comme la houle d’orage, j’approchai de mes lèvres la petite main et y imprimai un baiser. La pauvre fille se redressa indigne, une vive rougeur couvrit sa figure, un cri sortit de sa poitrine, et, me lançant un coup d’œil dédaigneux, elle gagna la porte à pas lents et comme à regret. Je poussai la table sans intention précise et fis un mouvement en avant. L’inconnue se retourna au bruit, me vit marcher, crut que je la poursuivais et se sauva vers les ruines, tandis que la servante cherchait à me barrer le passage. Sans m’inquiéter des cris de la maritorne, j’escaladai les pierres renversées, et je m’enfonçai dans une galerie obscure où s’engouffraient le vent de mer et la plainte des vagues ; je rattrapai la fugitive au moment où elle ouvrait une porte à l’extrémité du corridor. Ainsi que Cendrillon, elle avait perdu une pantoufle dans sa course précipitée ; je la lui tendis. Sa frayeur était si grande, qu’elle se méprit à mon geste et me repoussa, mais sans colère. L’irritation avait fait place à une douleur muette et résignée qui implorait ma pitié. Son désordre, son front chargé d’ennuis, l’affaissement de son corps dans une pose suppliante, me firent honte d’être la cause du chagrin, du premier chagrin peut-être d’une si charmante enfant. J’allais m’excuser ; elle me prévint, posa son doigt sur sa bouche en signe de silence et d’avertissement, puis ouvrit résolûment la porte.