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Je la suivis dans une salle où elle entra et restai aussitôt immobile, hésitant sur le seuil, devant le tableau qui s’offrit à moi. Au bord d’une table, un homme était assis sur une outre en peau de chèvre encore garnie de ses poils rougeâtres ; des flancs pressés de l’outre découlait un rayon de miel qu’un garçon à genoux recevait dans une assiette ; un troisième s’apprêtait à fermer l’orifice au moyen d’une courroie dont il tenait les deux bouts. Près de la fenêtre donnant sur la mer, cinq joueurs étendus autour d’un caban jouaient aux dés. Ces personnages à figure rébarbative, aux épaisses moustaches, au nez aquilin, portaient le costume hellénique : la fustanelle blanche, la veste et les guêtres brodées, la calotte rouge et la ceinture bourrée de pistolets et de poignards. Contre la muraille étaient appuyés des sabres, des tromblons, des fusils échancrés à la crosse, des haches d’abordage ; dans un coin, des mâts, des voiles enverguées, un gouvernail de barque ; enfin plusieurs assiettes remplies de miel et alignées sur une planche attendaient visiblement la venue des pratiques de l’auberge. Ma brusque entrée, une babouche à la main, à la piste d’une femme, ne produisit aucun trouble apparent ; nul ne bougea, et je me vis, au milieu d’un silence assez embarrassant, le point de mire de tous les regards interrogateurs. L’inconnue s’assit sur un coffre en cachant du mieux qu’elle put son pied nu sous sa tunique. Ses traits avaient repris l’impassibilité d’une statue, et un certain ton impérieux se trahit dans le timbre de sa voix quand la première elle adressa la parole en grec, en turc ou en arabe à l’homme accroupi sur l’outre. Celui-ci accueillit favorablement ce que je supposais être des explications, et de nouveau j’eus à essuyer le feu des regards qui s’étaient un instant dirigés du côté de la belle enfant. Ma position devint insoutenable, et, pour me donner une attitude, je m’approchai de l’outre ; puis, plaçant mon doigt sous le filet de miel qui filtrait, je le goûtai après en avoir respiré l’odeur. Bono ! dis-je ensuite en amateur satisfait ; — bono, répondit laconiquement le drôle qui, perché sur la table, paraissait le chef de la troupe. Il se tut ; je toussai ne sachant plus que faire. J’avais la conviction intime que ma tournure était celle d’un sot ; il fallait cependant trouver une transition plus ou moins naturelle entre ma venue et ma sortie. Quitter ainsi la place où j’étais entré tambour battant me semblait une démarche ridicule, et, qui pis est, une lâcheté, quoique je n’eusse pas précisément l’idée qu’un danger me menaçait. Une rage sourde grondait dans mon cœur ; la maligne joie qui perçait dans la contenance hypocrite de celle qui m’avait conduit au piège, l’honneur de l’uniforme et de mon pavillon exigeaient que je ne battisse pas piteusement en retraite. Cependant personne ne disait mot ; j’allais indubitablement commettre quelque folie, quand je me souvins de la sandale que j’avais en ma possession. Je pris bravement mon parti,