Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous trottions depuis quelque temps sur une rampe qui côtoyait un ravin débouchant dans la mer, quand nous parvînmes à une descente ou plutôt à un escalier de roches.

— Voilà la maison de Dimitri, dit le consul. — Je vis à quatre cents pieds de profondeur un jardin, une habitation élégante au bord d’une anse. En ce moment, le Turc s’étant lancé au galop dans le précipice, nos chevaux roulèrent à sa suite, et j’étais encore tout étourdi de cette folle course, quand je mis pied à terre sur un perron de marbre, au milieu d’une cour, dans la maison de Dimitri. Notre brusque arrivée causa un grand tumulte ; le Turc messager de malheur, nos uniformes inconnus, le consul, dont la présence présage si souvent les investigations de la justice, effrayèrent les serviteurs. Les menaces du spahi, les exhortations amicales du consul, les ramenèrent, et en rechignant ces hommes revinrent garder les chevaux. Attiré par le bruit, un vieux moine se présenta à la porte de la maison, l’inquiétude peinte sur son visage amaigri ; il nous reçut en croisant les bras sur sa poitrine, et nous introduisit dans un kiosque entouré de jasmins. Rassuré par quelques mots échangés avec le consul, il se retira après nous avoir fait servir des rafraîchissemens et des pipes. J’étais brisé de fatigue. À peine m’étais-je assis que mes paupières s’alourdirent ; je voulus en fumant lutter contre la langueur qui me dominait, mais le tabac, mêlé à l’âcre senteur des fleurs et des parfums de l’Asie, m’engourdit encore mieux ; je sentis peu à peu mes idées s’abîmer dans le vague. Je regardais immobile et muet ce qui se passait autour de moi. Je vis le moine ouvrir une porte par laquelle s’avança en pleurant un vieillard vénérable. Ses vêtemens étaient en lambeaux, et il chancelait comme un homme ivre. Malgré les efforts du commandant, il se prosterna à ses pieds qu’il baisa, balayant de sa barbe blanche la poussière de ses bottes ; puis, relevant sa face désolée, ses deux mains tremblantes tendues vers l’officier, il ne put prononcer qu’une seule parole, répétée avec amour, avec désespoir, au milieu des sanglots : Vasiliky ! Vasiliky !

À ce nom, je ressentis comme un choc électrique ; j’essayais de remuer, mais en vain ; une torpeur invincible me retenait enchaîné. Le moine s’était approché de Démétrius. Debout près du vieillard, son crâne chauve enfoui sous un noir capuce, ses mains enfoncées dans les manches de son froc, ne laissant voir aucune émotion sur sa figure osseuse, il personnifiait le Malheur assistant insensible aux angoisses de l’homme. J’entendis sa voix creuse répondre au consul : il raconta qu’une nuit, il y avait deux mois, des pirates s’étaient introduits dans la maison de Démétrius et avaient enlevé sa fille, la plus belle vierge du pays, si belle que l’orgueilleuse, sûre de son triomphe, n’avait pas craint d’accepter une confrontation avec des femmes destinées au harem du sultan, afin de jouir de leur humiliation. ; Ce rapt était-il une vengeance des femmes du sérail ou simplement une entreprise de forbans