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étalent effrontément leur nudité hideuse. La jeune école hégélienne, dont l’influence est encore si grande sur les esprits tudesques, représente comme l’aristocratie du mal ; elle compose le gros de l’armée et fournit les généraux ; dans les cantons allemands de la Suisse, l’hégélianisme n’a ni soldats ni chefs : il y a simplement jeté sa populace. Tout ce qui n’a pu se faire sa place en Allemagne, poètes de dixième ordre, lettrés qui ont oublié d’apprendre l’orthographe, mendians et vagabonds de l’intelligence, tout cela s’en est allé pêle-mêle chercher aventure dans les cantons : ils n’avaient pu prêcher en Allemagne, toutes les positions étant prises et tous les rôles distribués ; ils se tirent missionnaires auprès des démocrates de la Suisse, et l’on devine sans peine ce qu’une telle mission dut produire. L’athéisme a ses docteurs à Berlin, à Halle, à Leipzig, docteurs subtils et souvent ingénieux, dialecticiens armes de pied en cap, comme aux beaux temps de la scholastique ; en Suisse, l’hypocrisie des systèmes a disparu : point de subtilités, point de formules ; au lieu des prétentieuses impiétés des pédans, ce sont les cris de la matière en délire, Eh bien ! du sein même de ce pays en proie à ces fureurs grossières, un ferme et intelligent écrivain s’est levé pour combattre les progrès du mal : c’est au peuple que s’adressaient les prédications perverses, c’est pour le peuple qu’il a voulu écrire. Il a composé des romans populaires, a peint les mœurs des paysans suisses, il leur a montré en traits simples et vivans l’idéal qui doit être sans cesse présent à leur pensée, qui doit les consoler dans les difficultés de la vie et leur sourire aux journées heureuses. Presque pas de polémique, ni indignation, ni violence ; il peint le bien et l’honnête, il fait comprendre la dignité de l’existence, il révèle le sens élevé de la destinée humaine jusque dans la condition la plus humble, et le charme de cet enseignement est si pur, que tout un peuple en est touché. Bien plus, ces romans populaires dans toute la Suisse allemande, ces romans que chaque paysan du canton de Berne lit et relit au coin de l’âtre dans les veillées d’hiver et devant la porte de la ferme pendant les soirs d’été, ils ont fait bientôt leur chemin hors du cercle restreint pour lequel les écrivait l’auteur ; ils ont traversé les monts, ils ont franchi les frontières de la Suisse, et l’Allemagne, à l’heure qu’il est, les accueille avec le plus sympathique empressement. N’y a-t-il pas dans cet échange d’influences contraires un spectacle digne d’études ? M. Jérémie Gotthelf a eu un singulier bonheur, et un bonheur mérité : adversaire résolu de la barbarie hégélienne, il devait par cela seul avoir tôt ou tard une place digne d’envie dans l’histoire littéraire de son temps. Il a fait mieux encore, il a battu son ennemi, il a remporté sur l’Allemagne une victoire dont l’Allemagne se félicitera ; il a renvoyé à ce pays, lieu de ses tristes présens, quelques-unes des inspirations de l’Allemagne