Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 11.djvu/484

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la critique doit adresser à l’ouvrage ne lui faisaient aucun tort auprès des lecteurs populaires. Telle parole pouvait mal sonner aux oreilles du paysan irritable et lui faire monter le sang aux yeux ; un instant après, le paysan était attendri. Une page corrigeait l’autre ; la bienveillance faisait passer la rudesse. « Quand ce livre fut imprimé, — dit M. Bitzius à ses lecteurs dans la préface d’une seconde édition, — mes amis avaient grand’peur pour moi : on croyait pour le moins que vous alliez me casser la tête ; mais non, je vais et me promène au milieu de vous, toujours le bienvenu, toujours bien traité, et l’image d’Anneli m’accompagne. » M. Bitzius s’était donc emparé de son auditoire, il avait éprouvé ses forces, et il savait ce qu’il pouvait tenter à l’avenir. Désormais il y aura moins d’âpreté dans ses peintures ; la grace morale qui brille dans l’épisode d’Anneli, la finesse d’observation qui distingue les dernières scènes du Miroir des Paysans se développeront de plus en plus, et l’auteur y ajoutera maintes qualités nouvelles. La joie qu’on éprouve à remplir une tâche bienfaisante se traduira dans ses écrits par une gaieté cordiale. Il se créera un langage à lui, sain, vigoureux, robuste, et, même aux endroits les plus graves, animé toujours de je ne sais quelle franche et joyeuse humeur. Grace et finesse, vigueur et gaieté, tels seront les traits distincts de sa physionomie, les qualités qui lui assureront tout d’abord une place originale. Il a écrit la vie de Jérémie Gotthelf ; il a essayé dans ce livre jusqu’où pouvait aller l’audace avec ce public inculte qu’il veut châtier et peindre. L’audace a réussi ; il gardera ce nom de Jérémie Gotthelf et n’en aura plus d’autre. Ce sera Jérémie Gotthelf qui sera le romancier de la Suisse allemande, et qui adressera à ses frères des réprimandes patriarcales ou de bonnes paroles d’encouragement.

Avant de représenter les mœurs rustiques de l’Oberland, avant de devenir le conteur et le poète populaire de son pays, Jérémie Gotthelf a voulu encore se préparer à sa tâche en rajeunissant avec un art très habile et une intention très élevée de vieilles légendes nationales. Les six volumes de Scènes et Traditions de la Suisse, publiés de 1842 à 1846, forment un ensemble plein d’intérêt où toutes les qualités de l’auteur se déploient d’une façon harmonieuse. Jérémie Gotthelf demande aux poésies populaires des inspirations et des conseils ; il apprend du peuple même l’art d’exprimer ses sentimens et de reproduire ses mœurs ; il montre par là quel vrai sentiment il a de la poésie, et cette poésie il annonce en même temps qu’il veut toujours la consacrer à un but pratique, qu’il entend lui donner une mission toute chrétienne, la mission d’adoucir les mœurs, de consoler ceux qui souffrent, d’entretenir les braves gens dans la saine gaieté d’une conscience droite. Ces légendes en effet, il les transforme par son inspiration propre ; il en dégage avec habileté le sens secret qu’elles contiennent ; sous cette enveloppe,